Sur "Le maniement des hommes"
Éssai sur la rationalité managériale
Le maniement des hommes est un essai de Thibault Le Texier qui est paru en 2016 aux éditions La découverte, et comme le sont très souvent les livres de cet éditeur, c’est un ouvrage intelligent et passionnant. Son propos est d’exposer comment le management à partir des écrits fondateurs de Frederick Taylor constitue une rationalité propre, avec son langage, ses modes de pensées, ses buts. Le management scientifique n’a de fait rien de scientifique, c’est-à-dire qu’il n’est pas une science, qu’il ne fait pas partie du domaine de rationalité spécifique de la science expérimentale1, ni d’ailleurs de celui des sciences humaines qui s’élabore à peu près à la même période, au tournant du XXème siècle.
Mais le management ne se réduit pas non plus à un genre particulier de rationalité marchande : il n’a pas pour but de maximiser les profits ni pour objet principal le marché. C’est ce que démontre le fait que le management, parti de la petite industrie, a conquis l’ensemble des formes d’organisations sociales : gouvernements, services publics, associations, organisations non gouvernementales, il n’est pas jusqu’à l’armée, la justice ou même la famille qui ne soient désormais soumis aux règles du management et à son impératif d’efficacité.
Génèse du management
Le terme de management apparait semble-t’il au XVIIIème siècle et sa proximité morphologique avec le ménage ou la ménagère n’est pas fortuite : le management est d’abord l’art et la manière de prendre soin des enfants et de toutes les personnes dépendantes de la maisonnée. Par extension, il désigne l’organisation de la ferme et plus généralement de l’économie domestique.
La première vague de littérature de management, aux XVIIIème et XIXème siècles, a pour objectif de prendre soin de l’objet du management que ce soit un animal, une culture, un enfant ou un malade. Il y a toujours une dimension d’attachement personnel entre le manager et le managé et le but visé, quand il s’agit d’êtres humains, est l’autonomie de la personne : l’encadrement vise à faire grandir les individus, à les éduquer et les former, pas à les contrôler. Cette attitude est parfaitement adaptée à la société patriarcale et hiérarchisée de la première révolution industrielle, et s’incarne dans la figure du patron paternaliste. Le tissu social y est encore imprégné de solidarités et de dépendances inter-personnelles, de valeurs et de morale, quand bien même les patrons n’hésitent pas à exploiter brutalement la masse des ouvriers chassés de leur campagne.
Dans les sociétés traditionnelles que sont encore les sociétés du XVIIIème et de la première moitié du XIXème siècles, le travail est un impératif moral, une fin en soi. Le terme d’industrie renvoie d’abord à la morale : être industrieux est une qualité essentielle promue par la bourgeoisie qui accède au pouvoir au moment de la première révolution industrielle, mais il importe peu d’être efficace ou performant. Les gestes, les “travaux et les jours”, sont encore très souvent ritualisés, codifiés par la tradition ; les activités sont liées à un statut et une position spécifiques dans l’espace social ; le travail est ce qui produit l’harmonie domestique et sociale.
Le management pré-scientifique est ainsi fondamentalement patriarcal et paternaliste, l’entreprise n’est qu’une extension plus ou moins large de la famille et l’armée est la seule organisation de grande taille connue de tous : l’organisation de type militaire, hiérarchique et autoritaire, sert donc de référence tout au long du XIXème siècle aux dirigeants et aux ingénieurs chargés d’encadrer les ouvriers. C’est ce type d’organisation qui est mis en place dans les grandes compagnies ferroviaires, les premìères grandes entreprises privées aux USA à la fin du XIXème siècle.
Émergence du management scientifique
Le management ne prend son sens actuel qu’au tournant du XXème siècle, aux États-Unis, avec les publications de Frederick Taylor, au moment même où le positivisme et le progressisme se diffusent dans toutes les strates de la société ; où le culte de la performance et de l’efficacité s’imposent comme des évidences, portées par le progrès technologique et scientifique qui, avant les destructions des guerres mondiales, paraissent sans fin ; où la massification des modes de production et l’accroissement spectaculaire de la population urbaine distendent le tissu des relations interpersonnelles.
L’émergence et l’évolution du management accompagnent et s’appuient sur la mutation de ces formes de pouvoirs, passant de formes essentiellement interpersonnelles telles que la féodalité ou le premier capitalisme ; puis vers des formes centralisées, autoritaires, dont les parangons sont l’État-Nation et l’usine de masse qui culminent dans les dictatures fascistes ; enfin dans un pouvoir distribué et systémique ou pour le dire avec les motes de Foucault un bio-pouvoir, une autorité que chacun s’impose sans qu’il soit nécessaire de l’imposer de l’extérieur.
L’arrangement des espaces et du temps - comment organiser des cultures, une cuisine, un atelier, à quel moment faire telle ou telle chose - glisse des choses et des objets - champs, ateliers, maisons - aux êtres et aux pensées : le management scientifique est explicitement conçu comme contrôle des corps et des pensées, comme un dressage et un endoctrinement des individus au service de l’efficacité de l’organisation. Le management de la “nature” évolue progressivement en management des rapports sociaux par le contrôle des actions, déplacements, emplois du temps ; puis en production de normes sociales, de valeurs, de schémas de pensées, bref d’un ordre symbolique spécifique. Comme le souligne aussi Johann Chapoutot, la porosité est totale entre les pensées totalitaires du XXème siècle - nazisme, stalinisme, maoïsme - et la rationalité managériale que promeut le management scientifique.
Le management scientifique s’inscrit ainsi dans le cadre conceptuel cartésien de Mathesis universalis, il est un prolongement du rationalisme et plus particulièrement de la raison instrumentale considérant l’intégralité du monde comme sujet à la mesure mathématique. Les auteurs des premiers écrits du management scientifique cherchent déjà à tout mesurer, tout mettre en nombres, en équations, en formules, en “processus”…
Le management n’est pas une technique parmi d’autres mais l’extension de la rationalité instrumentale et mécaniste, cartésienne, aux être humains eux-mêmes. Ce n’est pas un outil au service de diverses formes de dominations, mais une forme de domination autonome, une vision du monde totalisante centrée sur l’efficacité.
La morale et l’efficacité obéissent à des logiques très distinctes, et la première doit servir la seconde.
p. 200
Pour les raisons grecque et classique, est rationnel l’être qui se conforme à sa nature et qui progresse dans ce chemin sans but ultime : Γνῶθι σεαυτόν2 nous propose Socrate ! Le management est la pointe extrême de la rationalisation du monde3, de la rationalité instrumentale comme puissance d’agir et de transformation du monde par l’homme4, l’exaltation de la production et de la productivité conçus comme buts en soi. L’homme “maître et possesseur de la nature” objective le monde et ce faisant s’en sépare ontologiquement, il devient un sujet contemplant et manipulant le monde comme un objet.
Formes du management
Malgré les apparences et les querelles de chapelles, il n’y a pas de contradictions profondes entre les différents “courants” du management. Du taylorisme pur et dur au management participatif et agile, en passant par le fordisme, le “druckerisme”, le TQM, le Lean, le “mouvement des Ressources Humaines”, toutes ces théories et pratiques, quand bien même elles se seraient construites en opposition à des théories précédentes, ont les mêmes fondements intellectuels : la rationalité managériale est multiforme mais vise toujours à la maîtrise et la mesure de domaines toujours plus étendus du travail. Ces conflits internes sont inévitables et même nécessaires pour que perdure et prospère le management comme champ autonome.
Pas plus qu’il n’est une science, le management n’est une idéologie car il ne promeut pas de projet ou de vision politique propres, mais est porté par les mutations sociales du milieu dans lequel il se développe. Le management prospère autant dans les démocraties libérales que populaires, dans le capitalisme que dans le socialisme réel. Il n’est pas non plus une science, ses lois sont au mieux des principes, ses expérimentations des heuristiques. Les simplifications parfois outrancières et la pauvreté conceptuelle dominent la littérature du management dont les auteur·e·s parviennent sans peine à remplir des centaines de pages avec des platitudes et des évidences assénées d’un ton docte et pénétré.
Le management est un point aveugle de la plupart des penseurs des sciences sociales qui le subsument sous les caractères de la rationalité marchande. Les économistes “classiques” ne pensent pas le management en tant que tel et ne voient que pertes et profits, microéconomie des marchés, efficience et efficacité vues sous l’angle de la concurrence pure et parfaite ; les marxistes et Marx le premier ne voient dans les managers qu’un avatar de la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat, des social-traîtres pétris de fausse conscience et manipulés plus ou moins volontairement pour maintenir la super-structure qui les asservit. Seul Weber analysant la bureaucratie comme produit et moteur de l’émergence des États-Nations et de l’extension du capitalisme entrevoit les spécificités de ce groupe social.
Le contrôle n’est pas l’autorité, pas plus que la discipline. Il consiste en un codage généralisé des flux - d’information, de travail, d’apprentissage, de pouvoir - circulant dans l’organisation, codage qui constitue un des thèmes essentiels analysés par G.Deleuze et F.Guattari dans Mille plateaux, mais qu’ils renvoient à la logique propre du capitalisme sans distinguer au sein de celui-ci la logique managériale de la logique marchande.
Extension du domaine du management
Entre les deux guerres, le management étend son emprise de la production à la consommation et voit croître et prospérer le marketing et la publicité. Il s’agit désormais d’étendre au consommateur lui-même les techniques du management des ouvriers, c’est-à-dire modeler les esprits et les corps, les habitudes, les désirs, envies, pensées propices à la consommation de tel ou tel produit.
Dans les années 60-70, le mouvement du New Public Management fait tomber les dernières barrières séparant le management scientifique des entreprises du gouvernement et de l’administration publiques. L’impératif d’efficacité et la rationalité managériale soumettent désormais l’action publique aux mêmes schèmes de mesure systématique et d’évaluation chiffrée que l’activité marchande et productive des entreprises. Les managers impersonnels - technocrates - se substituent aux politiques “inefficaces”, l’État n’est plus un gouvernement régalien essentiellement investit de la mission d’élaborer et d’appliquer la Loi issue de la puissance souveraine mais un ensemble de services. La gouvernance se substitue au gouvernement, la technique “objective” aux choix politiques “subjectifs”.
L’entreprise est l’institution référentielle de ce peuple nouveau et le management son sens commun
p.110
Le “management de soi”, l’obsession de l’objectivité et de l’efficacité pensés comme des idéaux indépassables, colonisent jusqu’à la vie intime des individus et, couplés aux fantastiques moyens techniques de l’informatique débouchent sur le Quantified Self et l’obsession de la mise en chiffres - et donc en données exploitables - de tous les aspects de notre vie. La littérature de “développement personnel” d’inspiration managériale nous enjoint à être de pures volontés objectivant nos corps, nos relations, nos pensées, nos actions et nos désirs dans le but de maximiser notre “bonheur”, notre “bien-être” ou tout simplement notre capital. Ce faisant, nous échangeons des appartenances - parfois lourdes à porter - à des groupes - famille, amis, nation, tribu, clan… - contre l’apparente liberté d’un infini de potentiels à actualiser et optimiser. L’autorité verticale, surplombante et transcendante s’efface remplacée par l’immanence de scripts que nous suivons “pour notre bien”, mais aussi pour le plus grand bénéfice de ceux qui émettent, relaient, exploitent ces multiples injonctions.
Conclusion
De même que l’État se constitue en appareil autour d’une classe spécifique de clercs et laïcs éduqués précoccupés de légitimer un pouvoir abstrait en réaction au pouvoir de l’aristocratie et plus tard au pouvoir personnel du roi, le management scientifique se développe en même temps que croît une classe spécialisé - managers et ingénieurs - et en réaction au pouvoir personnel des entrepreneurs et “patrons”. Cette “homologie” structurale permet d’identifier le management aussi comme un champ au sens de P.Bourdieu ; mais alors que pour P.Bourdieu c’est l’État qui constitue le champ ultime, le méta-champ englobant tous les champs, pour T.Le Texier c’est au contraire le management qui possède désormais cette propriété.
Guy Debord est l’un des rares penseurs à avoir compris, sans la nommer explicitement, la spécificité de cette rationalité “managériale” et son emprise sur l’ensemble du réel, ce qu’il dévoile et analyse dans La société du spectacle, cette société où “tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation” (th. 1), dans laquelle “le but n’est rien, le développement est tout” (th. 14). Qu’il soit “concentré” - sous la forme d’une centralisation bureaucratique et autoritaire de l’appareil de production, “diffus” - sous la forme d’économies de marchés libérales, ou “intégré” - sous la forme du capitalisme globalisé triomphant après l’effondrement de l’Union Soviétique - le spectacle est totalitaire et prend possession de tous les aspects de la vie, et en tant qu’il est fondé sur l’ubiquité de la “marchandise” remplace le qualitatif par le quantitatif (th. 38).
J’écris ces lignes dans le contexte de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19, alors que 800 millions de personnes se voient appliquées des mesures de confinement. Cette crise met en lumière de manière spectaculaire et tragique les failles et limites de la pensée managériale obsédée par l’efficacité quand elle s’applique à autre chose que la rentabilité économique d’une entreprise privée : c’est le “management” des systèmes de santé soumis aux impératifs de rentabilité et d’efficacité qui produit leur effondrement dans des pays comme l’Italie et peut-être bientôt la France ou les États-Unis.
La soumission permanente de pans entiers de plus en plus vastes de nos sociétés à l’obsession de la mesure, à l’instrumentalisation des êtres, des choses et du Monde, à l’objectivation de tout et de tous soumis à la dictature de la raison managériale ignorante de ses limites et aveugle à ce qui n’est pas quantifiable a produit, produit et produira de plus en plus de “crises” qu’elles soient sanitaires (SRAS, H1N1, Vache folle, Covid-19…), économiques (crise des “subprimes”, “dot-com bubble”, dettes souveraines, prêts étudiants), écologiques (réchauffement climatique, marées noires, chûte de la biodiversité) ou humanitaires (boat-people, famines, crise des migrants en Méditerranée, Syrie, Irak, Afghanistan).
Il serait évidemment absurde et naïf de prétendre que ce sont les managers et le management qui provoquent ces catastrophes, mais il est clair qu’un mode de pensée fondé exclusivement sur la mesure de toute chose, les statistiques à foison, la gestion rationnelle des moyens et la subsomption des fins en objectifs chiffrés est incapable de prendre en compte l’inattendu, l’imprévu, le cygne noir, la catastrophe. Il semble donc plus que jamais nécessaire de remettre à l’honneur l’impératif catégorique kantien de toujours considérer autrui comme une fin et non un moyen.
Concrètement, cela signifie pour tous ceux d’entre nous qui sont aujourd’hui insérés dans les réseaux managériaux d’organisations diverses - fonctions publiques, petites et grandes entreprises, sous-traitants et freelance - qu’il est urgent de soumettre notre quotidien à l’épreuve de ces principes : quel est le sens de notre action, de notre travail, de notre rôle dans l’organisation ? Pour G.Anders, c’est la division du travail en fragments de plus en plus petits et de plus en plus déconnctés du but poursuivi, et donc notre incapacité à comprendre et envisager les conséquences de nos actions qui produit du monstrueux. Il est donc essentiel de lutter contre cette division imposée par la pensée managériale et de faire en sorte que le sens du travail de chacun soit compris de tous et que nous soyons maîtres de son organisation. C’est en recréant du collectif et des relations de travail égalitaires en vue d’un but commun que nous parviendrons à nous guérir du poison de l’efficacité.
En particulier parce que ses théories sont infalsifiables et ses expériences non reproductibles du fait du poids du contexte et de la réflexivité dans toutes les organisations.↩︎
c’est tellement classe de mettre du grec ancien dans un billet de blog, je n’ai pas pu résister à cette coquetterie.↩︎
Il est fascinant que cette rationalisation extrême sous la coupe de l’efficacité s’accomplit désormais dans la figure du coach et dans la prolifération de méthodes et pratiques plus ou moins irrationnelles et aux fondements scientifiques douteux. Programmation neuro-linguistique, analyse transactionnelle, communication non-violente, méditation de pleine conscience, modèles MBTI et une foultitude d’autres “outils” font désormais partie de la panoplie du “bon” manager. Retour du refoulé diraient les psychanalystes ?↩︎
oui, c’est le plus souvent un homme et rarement une femme.↩︎