Les après-midi de Simone
Celui qui appuie sur le bouton est-il le seul coupable ?
Cette question des après-midi de Simone fait partie du fil vert soit des séances permettant d’articuler des questions philosophiques avec le context professionnel des participants, majoritairement programmeur/euse/s. Elle conjoint deux problèmes philosophiques, celui de l’action et celui de la culpabilité ou responsabilité. La séance s’organise en:
- une introduction pour décortiquer la question, en extraire son suc et sa moelle ;
- une première séquence consacrée au thème de l’action ;
- une deuxième pour la culpabilité et la responsabilité ;
- une troisième pour inviter à actualiser ces thèmes dans notre vie ;
- enfin, bien sûr une clôture du cercle par l’écoute.
Ce texte faiblement structuré est une reprise des notes prises au cours de cet après-midi.
Introduction
- La première partie de la question renvoit à la notion d’agent ou de sujet, à la condition de responsabilité d’un geste dont les effets sont imputables
- Elle suscite des images liées à la bombe nucléaire, à un acte technologiquement médiatisé qui est le dernier terme d’une chaîne causale avant que ne se produisent des effets
- L’agent n’est-il qu’un rouage dans un ensemble dont le geste extrêmement simple produit de grands effets ?
- Se pose la question de l’intentionalité de l’action : qu’est ce qu’une action intentionelle ?
- “seul” pose la question de l’existence (ou non) d’une action collective, de la multiplicité des agents dans une action
- “coupable” enfin: y-a-t’il une faute et est-elle attribuable au sujet ? De quoi est-il coupable ? Devant quel tribunal ? Et qui est coupable ?
L’action
Exercice
Essayer de s’approcher au plus près du sens d’un terme en:
- énumérant des adjectifs et adverbes pouvant s’appliquer à ce terme
- pour chaque item de l’énumération identifier son contraire
- produire une définition à partir des items dont un seul pôle est applicable
- collective \(\neq\) individuelle
- concertée \(\neq\) spontanée
- rapide, qui \(\neq\) dure lente
- dangereuse \(\neq\) inoffensive
- en mouvement \(\neq\) immobile
- continue \(\neq\) discrète
- sans conséquence \(\neq\) importante
- consomme de l’énergie \(\neq\) inerte
- délibérée \(\neq\) involontaire
- matérielle \(\neq\) immatérielle, spirituelle
- observable \(\neq\) invisible
- qui a un début, initiée
- qui laisse des traces \(\neq\) sans effet
- irréversible \(\neq\) réversible
- qui a un sujet \(\neq\) sans agent
- raisonnable \(\neq\) déraisonnable
- concrète \(\neq\) abstraite, virtuelle
- directe \(\neq\) médiatisée
- impure \(\neq\) pure
- positive \(\neq\) négative
- insaissable \(\neq\) saisissable
- possible \(\neq\) impossible
- subie \(\neq\) acceptée
- orientée vers une fin \(\neq\) sans objectif, gratuite
- revendiquée \(\neq\) déniée, cachée, anonyme
Une action est un mouvement initié par un sujet qui produit des traces dans le réel
Textes
Aristote
- Dans L’éthique à Nicomaque, Aristote distingue parmi l’ensemble des activités humaines la poein de la praxein. Ces activités s’opposent à la contemplation, à la théorie
- poein regroupe les activités de production de l’homme dont notamment les arts et la technique, des activités qui ont une fin en dehors d’elle même. Je peins pour produire une oeuvre d’art, j’écris pour produire un livre ou un article, je coud pour réaliser une vêtement…
- a contrario, praxein groupe les activités et actions humaines qui sont à elles mêmes leurs propres fins1, parmi lesquelles on distingue les actions
- intentionnelles
- non intentionnelles
- cette distinction permet à Aristote de définir le souverain Bien commme l’accomplissement par l’hômme d’actions vertueuses2
Wittgenstein
Dans les Recherches philosophiques, §621, Wittgenstein dit:3
N’oublions pas ceci: lorsque “je lève mon bras”, mon bras se lève. Et le problème surgit : que reste-t-il si je soustrais le fait que mon bras se lève du fait que je lève le bras ?
Il critique l’idée que l’action est le produit d’une décision et pose donc la question “qu’est ce que l’intention ?” Y-a-t’il quelque chose comme un processus par lequel “je lève le bras” serait une décision qui se transforme en une action de “mon bras qui se lève” ?
Il n’y a pas d’intention extérieure à l’action ou en d’autres termes il n’y a pas d’intériorité ou d’antériorité de quelque chose qui serait la volonté : l’intention c’est l’action
C’est tout le propos de la philosophie analytique qui nait avec Wittgenstein4 que de chercher des critères qui soient uniquement linguistiques dans la compréhension du sens de nos énoncés
Elle s’appuie et réactualise Aristote qui distingue5 les actions volontaires des actions volontaires:
- les premières, dites aussi intentionnelles, ont leur principe dans l’agent qui connait les circonstances de son action. Elles sont issues d’une délibération, d’une pensée mais ne postulent pas l’existence d’un centre de la volonté dans l’agent. La décision, c’est l’action
- les secondes sont toutes les actions faites par ignorance (des circonstances…) ou par une contrainte extérieure
- il y a une distinction entre appuyer sur le bouton avec mon doigt intentionnellement et appuyer sur le bouton parce que je suis désequilibré et tombe dessus
Elle s’oppose à une tradition classique qui à partir de Saint Augustin (entre autres) pose le libre arbitre comme un concept central de l’esprit : une action volontaire est issue d’une libre décision de ma volonté qui a une existence propre, qui est interne : c’est le résultat extérieur d’une délibération intérieure. Spinoza, Hume, Hobbes et Nietszche sont les principaux champions de l’absence de libre arbitre
Anscombe
- Nous travaillons à partir d’une texte d’Anscombe qui propose plusieurs descriptions d’une même situation (et de ses conséquences) afin d’élucider la question de l’intentionnalité de l’action : un hômme pompe de l’eau contenant du poison pour alimenter une citerne qui dessert une maison dans laquelle sont réunis des dirigeants politiques tyranniques et dont l’élimination ménerait à une société meilleure.
- Peut-on décrire son action comme “le geste d’un bras faisant levier”, “l’alimentation en eau”, “un empoisonnement par l’eau” ou “la lutte contre la tyrannie” ?
- Anscombe propose ce critère pour caractériser l’intentionnalité d’une action:
- la description de l’action est conforme à la totalité des faits ;
- l’agent peut répondre à la question “pourquoi ?” étant donnée cette description des faits.
- Dans le cas décrit, “un empoisonnement par l’eau” répond à ces deux critères mais pas “la lutte contre la tyrannie”6
- S’inscrivant dans la tradition analytique, Anscombe propose un critère qui soit exclusivement linguistique pour caractériser l’intentionnalité et donc l’assignation en responsabilité pour des actions puisqu’on ne saurait dire qu’un agent est coupable pour une action non intentionnelle
La culpabilité
Arendt
- Arendt dans La responsabilité collective distingue très nettement la culpabilité de la responsabilité
- La culpabilité est nécessairement individuelle et identifie une action (ou un ensemble d’actions liéeS) qui est jugée comme faute. La culpabilité est de l’ordre du juridique, de la loi
- La responsabilité peut être collective car elle est politique, de l’ordre de la morale (nous pouvons collectivement “répondre de”). Elle renvoit à l’identification que fait Kant de la morale et de la liberté : je suis moral parce libre, et libre parce que capable d’un jugement moral universel. Même des menaces de mort ne peuvent me libérer de mon devoir moral !
- Dire que “nous sommes tous coupables” c’est donc confondre - volontairement ou non - ces deux notions et disculper les vrais coupables, ceux qui ont effectivement agis : diluer la faute juridique et la sanction dans le confort de la morale
L’homme coupable
Nous distinguons quatre “courants” dans la notion de culpabilité:
- Juridique (et morale ?)
-
l’on est coupable de ce que l’on fait, de ses actes en fonction d’un ensemble de règles en vigueur à une époque donnée7
- Anthropologique
-
l’homme est ontologiquement coupable, parce qu’il est un homme. Cette définition est centrale dans la tradition chrétienne8 : l’homme a fait une faute et a été chassé du paradis, il est imparfait et pécheur par nature et seul Dieu qui lui est parfait, par sa grâce, peut le racheter. La volonté (le libre-arbitre) nous a été donnée par Dieu mais elle se heurte à la finitude des choses ce qui provoque le Mal, l’erreur et le péché.9 Pour Rousseau, il y a aussi péché originel mais il survient lorsque l’homme sort de l’état de Nature où aucune culpabilité n’a de sens pour entrer dans la société et la propriété
- Sociale
-
Cette culpabilité Rousseauiste est reprise par Nietszche (Généalogie de la morale) dans un sens plus social, lorsqu’il fait le lien entre la dette et le devoir qui mène à la faute et à la culpabilité. La culpabilité est ainsi une spiritualisation d’une situation de dépendance économique, la transformation d’une dépendance contingente résultant d’un rapport de force ou d’une condition sociale en une dépendance nécessaire envers un principe moral
- Monstrueuse
-
Cette quatrième forme de culpabilité est définie par Anders et résulte de sa réflexion sur ce qu’on appelle désormais l’anthropocène et l’accélération vertigineuse des capacités techniques de l’homme.
Anders
Pour Anders dans Nous, fils d’Eichmann, la culpabilité moderne provient de:
- notre incapacité à nous représenter les effets de nos actions dans le monde : lorsque j’appuie sur le bouton qui largue Little Boy au dessus d’Hiroshima je ne suis pas capable de me représenter les effets dévastateurs d’une bombe nucléaire et ses centaines de milliers de victimes touchées sur des dizaines d’années
- la médiatisation infinie née de la division du travail et de la complexité des processus de production et de décision
Ces deux causes produisent du monstrueux : des hommes ayant perdu tout sentiment de responsabilité, incapable de se représenter les effets de leurs actions et totalement coupés d’iceux par la parcellisation des actes en viennent à faire des choses monstrueuses : faire rouler des trains remplis de juifs, construire des fours crématoires pour brûler leurs corps, construires des missiles balistiques intercontinentaux10…
Certains hommes ayant participé à cette monstruosité perçoivent leur culpabilité profondément mais la société leur dénie tout jugement parce qu’elle ne peut l’accepter sans se remettre en cause : c’est le cas de Claude Eatherly qui pilotait l’avion au dessus d’Hiroshima et avec lequel Anders a correspondu. C’est une forme de culpabilité “saine”, une réaction normale à une situation anormale.
A contrario, la plupart des hommes fuient cette culpabilité dans le déni, l’ignorance volontaire, l’impuissance ou même la dépression existentielle
Anders propose une “procédure” simple et éclairante pour identifier des situations de type “eichmanniennes”:
Je ne peux imaginer l’effet de cette action Donc, c’est un effet monstrueux Donc, je ne peux pas l’assumer Donc, je dois réexaminer l’action projetée, ou bien la refuser, ou bien la combattre
Cultiver le sentiment de responsabilité
La dernière étape du voyage prend la forme d’un exercice nous permettant d’ancrer les réflexions de l’après-midi dans la pratique et le “quotidien” : proposer un critère de démarcation entre la peur salutaire, celle qui représente un atout essentiel à notre survie ; et la peur aliénante, celle qui est agitée par les démagogues, nous paralyse ou nous enclin à des actions monstrueuses.
Plusieurs critères sont proposés:
- la peur de perdre quelque chose (aliénante) \(\neq\) la peur d’être jugé (libératrice)
- la fréquence et/ou la proximité de la source de peurs
- les peurs primaires, régressives (aliénantes) \(\neq\) les peurs causées par des valeurs morales
- le degré de médiatisation entre nous et la source de notre peur (aliénant quand il augmente)
- la connaissance et la compréhension de la cause de notre peur11
Pour une fin elliptique, une citation de Wittgenstein:
Je provoque la volonté de nager en me jettant à l’eau
Recherches Philosophiques, §613
Conclusion
- L’après-midi se conclut par un tour de parole
- J’ai pour ma part vécu une expérience très riche et en suis content. J’ai apprécié le rythme, soutenu, l’érudition de Peggy Avez, les exercices nous invitant à réfléchir et puiser dans notre pratique et notre propre réflexion, les perspectives ouvertes sur des auteurs connus mais mal compris (Wittgenstein, Anders), peu connus (Aristote, Arendt) ou nouveaux (Anscombe).
- Sur le plan pratique, je retiens la “procédure d’Anders” comme une nouvelle heuristique puissante pour s’orienter dans un monde de plus en plus complexe
J’ai plus de mal à produire des exemples qui soient à mes yeux convaincants, cette distinction me paraissant assez largement artificielle et dépassée↩︎
Ceci semble entrer en contradiction avec d’autres parties de l’oeuvre du stagirite pour lesquelles le souverain bien est dans la contemplation, la théorie…↩︎
On notera le contraste entre la simplicité de l’énonciation et la complexité des questions qu’elle soulève↩︎
Plus précisèment avec le second Wittgenstein, celui des Recherches philosophiques et pas celui du Tractatus logico-philosophicus↩︎
L’éthique à Nicomaque, livre 3↩︎
J’avoue ma perplexité en relisant ces notes…↩︎
Il me semble que l’on passe là un peu vite sur la distinction entre droit et morale : un planteur de Louisiane est-il coupable de tuer un esclave en 1840 ? Et un romain en -50 ? Que dire du frère d’une jeune fille qui la tue parce qu’elle a “fauté” avec un garçon ?↩︎
Plus largement, juive et musulmane aussi ?↩︎
Dans cette tradition, la culpabilité à pour vocation d’expliquer le Mal en disculpant Dieu↩︎
Des centrales nucléaires ?↩︎
voir ce que dit Spinoza des affects et en particulier du traitement de la peur comme commencement de la raison↩︎