Sur "Libres d'obéir"

Posted on January 18, 2020

Libres d’obéir, sous-titré Le management, du nazisme à aujourd’hui est un essai historique qui vise à mettre en lumière la “modernité du nazisme”, à analyser comment la vision radicale de la société et de l’humanité promue et développée par les nazis durant les 12 ans qu’aura durant le IIIème Reich n’est par sortie, par quelque portail transdimensionel magique1, d’un univers parallèle mais a des racines et des prolongements dans notre modernité.

Synthèse

Le livre se concentre essentiellement sur la vie de Reinhard Höhn, juriste, penseur du nazisme et de son organisation, SS Oberführer pendant la guerre puis fondateur et directeur de l’école de management de Bad-Harzburg, et aussi prolifique auteur de livres sur l’histoire militaire et le management. Höhn est pris ici comme un exemple archétypique de ces hauts-gradés du nazisme, penseurs de la pureté raciale et de l’espace vital pan-germanique, qui ont mis leur intelligence et leurs talents au service du projet national-socialiste ;2 et qui après la guerre ont trouvé à recycler ces mêmes talents, édulcorés des éléments idéologiques les plus sulfureux, au sein de la social-démocratie.

Les premiers chapitres, suivant l’ordre chronologique, développent la conception de l’État national-socialiste proposée par Höhn et d’autres, et sa mise en oeuvre en Allemagne avant la guerre puis dans toute l’Europe pendant.

Premier étonnement : le totalitarisme nazi n’aime pas l’État, considéré comme une construction rationnelle d’inspiration romaine et française. L’État et ses fonctionnaires sont vus comme antagoniste à la vision naturaliste et vitaliste du lien organique entre le peuple et son chef. Le führer nazi n’est pas un dictateur, un autocrate, mais il émerge “naturellement” du peuple pour le guider, il ne le “représente” pas comme un élu, il l’incarne, il en est l’émanation naturelle, immanente et par conséquent incontestable : qui est contre le führer est contre le peuple.

L’organisation nazie va donc systématiquement chercher à réduire les pouvoirs de l’État en créant une multitudes d’organismes - d’organes - parallèles, très souvent concurrents les uns des autres, qui vont prendre en charge au nom du peuple tel ou tel aspect de la vie publique, ce qui, combiné à la rapacité et à la haine que se vouent les uns aux autres les différents barons du nazisme, conduit rapidement à un système extrêmement chaotique et mouvant.

Vitaliste, l’idéologie nazie voit dans la profusion d’officines et la compétition un phénomène naturel, le pendant au niveau du groupe de la lutte pour la vie que mènent les races et les être vivants entre eux. Par la compétition, seuls les meilleurs et les plus forts survivent et renforcent donc le grand corps du peuple, et ce qui est vrai des individus l’est aussi des groupes.

L’unité organique entre le chef et le peuple se décline aussi dans les organisations, usines et bureaux : le chef émerge du groupe naturellement, par ses compétences et son leadership ; ce qui n’empêche pas le capitalisme de s’accomoder parfaitement du nazisme car ce principe ne remet pas en cause la propriété des moyens de production, pour autant que ces moyens de production soient mis au service du peuple et du projet national-socialiste.

Compte-tenu de la réalité des conditions économiques de l’Allemagne, ruinée par la guerre et la crise économique, cette idéologie permet de mobiliser les “travailleurs” pour reconstruire le pays et accomplir le destin du peuple germanique de conquérir son espace vital, occupé par des races subalternes (slaves, latins) ou noyauté par les juifs.

Second étonnement : la propagande ne suffit pas, il faut “Manager et ménager la ‘ressource humaine’” comme l’indique le titre d’un chapitre ; il faut en quelque sorte acheter le consentement du peuple. Ce qui sera fait au travers d’une politique sociale généreuse - au moins en apparence - organisant vacances et croisières, loisirs, aides sociales en tout genre proposées par la Kraft durch Freude ou Force par la joie, intégré au Deutsche Arbeitsfront le syndicat unique.

C’est dans ce cadre que Höhn, alors professeur à Berlin et conseiller du Sicherheitsdienst (SD), le service de sécurité et d’espionnage de la SS et du parti, développe et peaufine ses théories du “management”, inspirées notamment par les réformes militaires de von Scharnhorst3. Au coeur de ces principes se trouve l’Auftragstaktik ou tactique par la mission : l’officier se voit confié une mission par ses supérieurs, charge pour lui de mettre en oeuvre tous les moyens pour parvenir à remplir l’objectif4.

Höhn “disparait” à la fin de la guerre ce qui lui permet d’éviter la douloureuse épreuve des procès de dénazification, et reparait au début des années 50, après que la RFA a voté des lois d’amnistie pour les seconds couteaux. Il recommence à publier et fonde une école de management à Bad-Harzburg qui verra passer 600000 cadres de toutes origines (jusqu’à 35000 par à son apogée en 1974) : industrie, services, privé et public…

Décliné en théorie du management, l’Auftragstaktik permet à l’organisation une grande souplesse et une performance maximale et devient le management par objectif. Les “managers” et employés à tous niveaux se voient confiés des missions et objectifs dont ils deviennent responsables, pour l’atteinte desquels tous les moyens sont bons. Ce principe sera développé dans la gestion des “ressources humaines”, notamment avec l’accent mis sur les “fiches de poste” et “lettres de mission”.

Dans les années 70, une nouvelle génération n’accepte plus les compromis fait par la RFA avec le passé nazi pour permettre la reconstruction et le “miracle économique” allemand. Des articles révèlent le passé nazi de Höhn, le forçant à prendre sa retraite. Son école fera faillite mais sera reprise, l’enseignement mis au goût du jour. Höhn meurt en 2000.

Analyse

J’ai eu l’occasion de discuter de ce livre - avant de l’avoir lu, suivant les conseils de Pierre Bayard - sur le Slack “Les agiliste”, suite à une interview de Johann Chapoutot parue dans Libération. Il est clair que l’interview est beaucoup moins nuancée que le livre et que l’amalgame qui y est fait entre le management moderne et le nazisme ressemble fort à la volonté d’atteindre le point Godwin en un coup.

Le livre, en retraçant le parcours intellectuel et professionnel de Reinhard Höhn, permet sinon de révéler du moins de rappeler que la modernité est soluble dans le nazisme malgré, ou peut-être grâce à, l’extraordinaire incohérence dans le discours nazi et dans sa mise en oeuvre : entre l’exaltation des forces de la Nature et l’asservissement de la technicité la moins naturelle, la critique radicale de l’État et l’incroyable enchevêtrement bureaucratique créé par les diginitaires nazis, l’asservissement de l’individu à la communauté, à la “race” et la fascination pour les héros, les individus exceptionnels ; et, donc, la flexibilité et l’agilité requise dans les strates intermédiaires des organisations et la rigidité des objectifs et des hiérarchies.

Bien évidemment, ce livre est surtout une critique du “management”, montrant la filiation directe qui relie les méthodes qui ont aujourd’hui le vent en poupe - délégation, bonheur au travail, flexibilité - aux techniques de Menschenfürung développées par Höhn et ses semblables dans le but de maximiser la “productivité” de la machine de guerre nazie. Le parallèle pourrait même être poussé un cran plus loin en soulignant à quel point l’attention accordée aux employés et cadres des grandes organisations contemporaines a pour contrepoint l’exploitation de masse dans des pays à bas coût de main d’oeuvre, de même que le bonheur du travailleur allemand était indexé sur la mise en coupe réglée et l’esclavage d’une grande partie de l’Europe.

Il par ailleurs souligne la perversité de ces méthodes “modernes” qui d’un côté sont aux petits soins pour les individus, s’occupent des moindres détails de leur bien-être ; et de l’autre les responsabilisent à outrance en leur fixant des objectifs souvent inaccessibles par des voies “normales”, produisant de la charge de travail supplémentaire et parfois des comportements violents. Cette dissociation de la responsabilité entre les fins et les moyens est incroyablement perverse car elle permet à tous les échelons de se défausser : les chefs, en disant qu’ils n’ont pas voulu ça et que les subordonnés ont pris trop d’initiatives, les subordonnés en disant qu’ils n’ont fait que le travail qui leur été demandé et qu’ils n’étaient que des rouages dans la machine.

Le “mystère” nazi - comment une nation parmi les plus civilisées du monde a pu sombrer dans la barbarie industrialisée - n’en est évidemment pas un : en séparant les moyens des fins et en jouant sur les affects d’une population meurtrie et déboussolée, tout devient possible.

“Libres d’obéir” offre aussi d’autres pistes de réflexion qui font écho à toute une littérature sociologique et anthropologique sur la domination, sa fatalité, ses mécanismes, ses masques, en tout premier lieu bien sûr au travail de Bourdieu. Je pense en particulier à ses cours Sur l’État et à son analyse de la formation de l’État moderne comme constitution d’un champ autonome permettant à toute une classe de lettrés d’acquérir du pouvoir face à la noblesse et au clergé, qui répond à la théorie nazi de formation de l’État comme instrument au service du Prince contre le Peuple.

Cette vision de l’État comme antithétique à la communauté du peuple ou de la race semble curieusement peu éloignée de certaines conceptions d’inspirations rousseauistes ou libertaires, à cette différence fondamentale près que là où les nazis postulent une communauté d’origine naturelle, constituée par le sang et bornée par la pureté raciale, Rousseau et la tradition anarchiste libertaire ne posent aucune limite à la manière dont les individus libres s’associent pour former communauté.

Plus simplement et plus concrètement, ce livre constitue à mon sens un salutaire rappel sur la généalogie plus que douteuse des organisations modernes et sur la nécessité de “refaire société” sur des bases qui tiennent compte et des moyens, et des fins, ce qui suppose un changement radical des modes de constitution et de gouvernement des entreprises, syndicats et services publics ; et sur notre responsabilité, en tant que membre de ces organisations.

Il souligne enfin que la domination d’une partie de la population sur une autre ne peut se faire uniquement par la force, ni même principalement par elle : il y faut du consentement.


  1. L’altérité radicale du Mal est un thème essentiel dans les films et comics de super-héros. Dans le film Avengers, le monde est menacé par des aliens qui surgissent d’un portail transdimensionnel, appelés par Loki, et sauvé par des super-héros qui, s’ils sont divers et parfois étranges n’en sont pas moins tous profondément américains. Il y a des super-vilains américains bien sûr, mais ils sont “normaux”, ils ne menacent pas vraiment l’équilibre du monde, ils sont mauvais mais ne sont pas le Mal.↩︎

  2. Un exemple plus connu est celui d’Albert Speer, dont le génie organisateur a grandement aidé l’Allemagne, comparativement pauvre en ressources, à développer une économie de guerre extrêmement efficace. La lecture de ses mémoires, Au coeur du IIIème Reich, vaut le détour.↩︎

  3. Von Scharnhorst est le général qui a réformé l’armée prussienne, sclérosée dans les méthodes et la pensée de Frédéric II et laminée par Napoléon en 1806-1807.↩︎

  4. Dans les wargames sur la seconde guerre mondiale, les chefs intermédiaires allemands bénéficient toujours d’un “bonus” d’initiative par rapport aux autres nations ; et les fameux Kampfgruppe, groupements ad hoc d’unités combattantes diverses, représentent la traduction de cette flexibilité dans les moyens mis en oeuvre pour atteindre l’objectif.↩︎