Sur "Technological Revolutions and Financial Capital"
Il y a quelques mois j’ai eu l’occasion d’assister à une conférence de Nicolas Collin donnée à l’Hôtel de Département dans le cadre du Comité de Développement de la Loire-Atlantique. Sur les conseils de Nicolas Colin et après une discussion sur twitter, j’ai donc commandé et lu Technological Revolutions and Financial Capital de Carlota Perez, professeure à la prestigieuse London School of Economics. J’en recommande la lecture et j’appelle de mes voeux une traduction qui permettrait de mieux diffuser les hypothèses et le modèle intéressant - et positif - que propose Carlota Perez.
Dans ce livre C.Perez propose une relecture des modèles cycliques du capitalisme (p.ex. cycles de Kondratiev) en articulant les (r)évolutions technologiques, financières et socio-politiques. L’hypothèse centrale du livre, soutenue par une démonstration historique, est que le capitalisme est caractérisé par des cycles longs, induits par des sauts technologiques majeurs, qui sont entrecoupés de crises plus ou moins profondes manifestant différentes phases d’intégration du nouveau paradigme. La survenue d’un nouveau paradigme technologique s’accompagne inévitablement de transformations majeures de la société dans toutes ses dimensions: économiques, sociétales, organistionelles, politiques, économiques… Ces transformations se diffusent par vague à partir d’un noyau central en provoquant des bouleversements schumpéteriens dont nous subissons les effets.
Elle distingue dans l’histoire du capitalisme cinq paradigmes majeurs se succédant environ tous les cinquante ans:
- la révolution industrielle proprement dite, dont le métier à tisser automatique est l’emblème, qui démarre en Angleterre vers 1760,
- la machine à vapeur et le train à partir de 1820, toujours depuis l’Angleterre,
- l’acier, l’électricité et l’ingénierie, à partir de 1870 et dont le centre est l’Allemagne et les USA,
- le pétrole, l’automobile et la production de masse, aux USA toujours, démarrant dans les années 1910-1920,
- enfin les semi-conducteurs et technologies de l’information, dont le noyau se situe toujours aux US, à partir des années 70.
La diffusion de chacun de ces paradigmes est séparée en deux grandes phases - Installation et Déploiement - séparées par un point de retournement, chaque phase étant elle-même subdivisée en deux sous-phases. Le modèle s’articule donc en cinq étapes caractérisées par différents modes d’interactions entre technologie, capitalisme financier et investissement productif:
- l’Irruption dont le point de départ est un big bang technologique à partir duquel se déploie un faisceau de plus en plus dense d’innovations. Cette phase est celle des succès fulgurants, des innovations spectaculaires, des entrepreneurs de génies, des croissances faramineuses à mesure que le nouveau paradigme conquiert de nouveaux territoires tout en commencant à mordre sur l’ancien paradigme (toujours en place et “installé” désormais dans la routine et le conservatisme). La croissance est d’autant plus rapide qu’elle est alimentée par des flux de capitaux qui cherchent à s’employer, capitaux générés par les profits accumulés dans l’ancien paradigme mais qui ne se satisfont plus de taux de rentabilité de “pères de familles” ;
- la Frénésie s’empare du système à mesure que le nouveau paradigme s’impose comme un nouvel eldorado, les investissements sont de plus en plus importants, les risques plus grands, les innovations de plus en plus risquées voires carrément frauduleuses dans le système financier. C’est l’époque des bulles spéculatives, Canal de Panama, chemins de fer transcontinentaux, Années Folles, hedge funds et CDO, des fortunes éclairs, des IPO monstrueuses… Le capital financier prend le pas sur le capital productif et l’hystérie s’auto-alimente, jusqu’à ce que…
- le Point de retournement fasse éclater la bulle, provoquant l’effondrement du systéme financier devenu fou, et une crise généralisée plus ou moins grave et douloureuse (crise de 1890, 1929, 1973, 2008…) de l’ensemble du système économique et souvent socio-politique,
- à cette “purge” succède la phase de Synergie qui voit se déployer le nouveau paradigme dans l’ensemble de la société. De nouvelles lois et de nouveaux modes de régulation apparaissent pour juguler la finance, un nouvel “âge d’or” s’installe tandis que l’innovation apparaît enfin sous un jour bénéfique en s’adaptant et en adaptant la structure sociale. L’ensemble des acteurs du système se convertissent au nouveau paradigme et en tirent des bénéfices, la richesse globale s’accroît et se diffuse… La Belle époque, le New Deal et les Trente glorieuses en sont quelques manifestations emblématiques. Durant cette phase c’est le capitalisme productif qui prend le pas sur le capitalisme financier, les ingénieurs et gestionnaires qui supplantent les financiers et les spéculateurs,
- enfin vient le temps de la Maturité où les dernières “marches” du système sont touchées par le nouveau paradigme, où l’optimisation devient plus importante que l’innovation. Cette phase recouvre en la dissimulant plus ou moins l’irruption de la prochaine vague technologique, elle voit s’exacerber les tensions que l’expansion de la phase précédente masquait : les pauvres, moins pauvres mais plus instruits et plus exigeants réclament une part plus importante de la richesse ; le conservatisme gagne du terrain : il devient plus important de protéger ses avantages acquis que d’innover et d’en créer de nouveaux. Le capital productif trouve ses limites car les rendements décroissent, l’argent s’accumule sans trouver - encore - à s’employer…
Ce qui est particulièrement intéressant dans le modèle de Carlota Perez c’est que :
- c’est un modèle dynamique et non statique : il permet de comprendre l’évolution de notre système et non une situation particulière, aussi désirable soit-elle ;
- il articule trois modalités du changement, technologique, économique et institutionnel, ne considérant pas qu’il y aurait une cause racine et un sens de l’histoire auquel chacun devrait se plier mais plutôt qu’un état de fait est la résultante d’interactions extrêmement complexes entre de nombreux acteurs ;
- il cherche à être utile non seulement pour comprendre mais aussi pour agir : identifier les cycles et les phases devrait permettre d’ajuster au mieux les politiques publiques, pour atténuer les effets négatifs et augmenter les effets positifs de chaque étape.
Je n’ai pas les compétences pour juger de la validité scientifique et historique de ce livre. “Tous les modèles sont faux, certains sont utiles” disait G.Box et le peu que je connais des différents domaines qu’il couvre m’incite à penser que ce modèle particulier fait partie de la seconde catégorie. Les question qu’il m’incite à me poser sont les suivantes:
- si nous suivons ce modèle, dans quelle phase nous situons nous actuellement et qu’est ce que cela implique pour la société et l’action publique ? Certains semblent penser que nous nous trouvons dans la phase de Synergie du paradigme technologie de l’information dont le point de retournement aurait été la bulle Internet des années 2000 suivi par la crise de 2008, ce qui signifierait que l’on assiste au déploiement du nouveau paradigme destiné à supplanter l’ancien à bref échéance ;
- si le changement accélère, le modèle ne devient-il pas caduque car il supppose pour chacune des phases un temps plus ou moins incompressible nécessaire ?