Sur "Le mythe de l'entrepreneur"

Posted on February 16, 2023

Le mythe de l’entrepeneur est un livre d’Anthony Galluzo, paru aux éditions de la Découverte en 2022. Au travers de la figure emblématique de Steve Jobs, il se propose de détricoter les mailles du mythe construit par Jobs, ses thuriféraires, et tous ceux qui ont intérêt à promouvoir une certaine conception de l’homme et de la société, et de mettre à nu la réalité sous-jacente à ce mythe, les forces qui le soutiennent et ont contribué à son émergence.

Résumé

Le point de départ du livre est une analyse scrupuleuse du “mythe” Steve Jobs, à partir d’un matériau riche de bibliographies - ou plutôt d’hagiographies, d’articles de presse, d’entretiens, de publicités et documents commerciaux d’Apple, etc. Dès la création d’Apple, Steve Jobs, a savamment construit et entretenu sa légende dont les grandes étapes sont bien connues : les traumatismes de l’enfance, l’éducation dans la classe moyenne industrieuse des années 50 et 60, les débuts héroïques dans un garage et les premières ventes, le succès fulgurant, la chute, la traversée du désert, le retour aux commandes d’Apple, les innovations géniales qui se succèdent, enfin la mort brutale en pleine gloire.

Steve Jobs, entouré d’équipes marketing et d’experts en communcation, a construit simultanément son image de génie et l’image “cool” et “branchée” d’Apple, se présentant comme un entrepreneur en opposition au capitaliste incarné, dans le mythe jobsien, par l’archi-ennemi Bill Gates et la firme qu’il a créé, Microsoft. L’entrepreneur est ici entendu en son sens schumpetérien, comme la figure paradigmatique des forces de destruction/création inhérentes au marché et à l’économie capitaliste. L’entrepreneur est cet individu, le plus souvent un homme, dont le génie lui permet d’entrevoir l’avenir, d’identifier avant tout le monde de nouvelles opportunités, de créer de nouveaux produits voire de nouveaux marchés. Avant Steve Jobs, la micro-informatique personnelle ludique n’existait pas, après Steve Jobs elle pèse des centaines de milliards de dollars. À sa mort, il sera “canonisé” et considéré à l’égal d’un Leonard de Vinci ou d’un Einstein.

Ce récit gomme ou minimise tout ce qui pourrait écorner l’image du démiurge : son insertion dans un contexte social, économique, historique particulier, celui de la Californie d’après-guerre, réceptacle de milliards de dollars d’investissement militaire et gouvernemental dans l’industrie aéronautique, les semi-conducteurs, les logiciels, les télécommunications ; le rôle fondamental du cercle familial, du milieu des “bricoleurs” issue d’un vaste marché de composants de seconde main, de Steve Wozniak bien sûr, des premiers investisseurs et de leur réseau ayant permis le décollage commercial ; l’importance du tissu industriel, du réseau de sous-traitants californien, de la disponibilité d’ingénieurs et de chercheurs hautement qualifiés ; les centaines et milliers de collaborations impliquées dans chaque “invention”…

Steve Jobs est l’incarnation moderne de l’archétype du génie qui s’est formé essentiellement avec le romantisme au tournant des XVIIIème et XIXème siècles. Mais dans le domaine de l’entrepreneuriat, il n’est pas le premier à avoir forgé sa propre statue de son vivant : à la fin du XIXème siècle déjà, l’opposition entre entrepreneur - créateur de valeur, d’innovations technologiques, oeuvrant pour le bien de l’humanité - et capitaliste - rapace sans coeur ni âm, financier de haut vol uniquement préoccupé d’amasser des richesses - est activée pour contrer le concept de Robber barons qui fait alors florès dans la presse populaire et accompagne la diffusion des idées socialistes. John Rockefeller, Andrew Carnegie, ou Thomas Edison ont à coeur d’incarner ce mythe de l’entrepreneur, en opposition aux financiers tels que J.P. Morgan.

Eux aussi utilisent la presse, les livres - Carnegie en particulier obtient de grand succès d’éditions, les activitiés philanthropiques, les voyages, pour promouvoir leur image de Self-made men dont la richesse et le talent bénéficie au plus grand nombre. Ils sont l’incarnation du succès et des bienfaits de la méritocratie américaine et du libéralisme économique, comme Steve Jobs une centaine d’années plus tard.

Tous ces efforts de relations publiques se heurtent à la réalité des relations de pouvoirs dans une économie capitaliste. L’image d’Andrew Carnegie se trouva durablement affectée par sa “gestion” désastreuse de la grève de Homestead, et est bien documenté ce que son ascension doit à la brutalité d’un capitalisme de laissez-faire dopé par l’afflux de migrants. A contrario, l’image de Steve Jobs n’est guère entachée par les “révélations” dans les années 2010 sur l’exploitation par Apple de milliers d’ouvriers chinois, dans des immenses usines gérées par des sous-traitants, voire dans des camps de travail Ouïghours ; comme elle a résisté à l’exploitation par Apple à ses débuts, des milliers de migrants sud-américains travaillant dans des usines de sous-traitance ultra-flexibles en Californie même, qui n’ont pas été pour rien dans le décollage de l’industrie de la micro-informatique.

Le livre se conclut sur une interrogation : Elon Musk est-il l’héritier de cette image d’entrepreneur génial que Steve Jobs a su porter à son plus haut degré ? Ou, comme bien d’autres avant lui, ne restera-t’il qu’un “robber baron” comme un autre ?

Discussion

Le mythe de l’entrepreneur est très bien écrit, de manière très vivante, remplit d’anecdotes croustillantes ou désolantes, et il se lit d’une traite ce qui est un plaisir assez rare pour être souligné dans le domaine des livres “militants.”

Comme tout le monde, je connaissais la Vulgate jobsienne et ce qu’elle incarne d’idéologie “Siliconien”, et si je ne suis pas particulièrement “fan” du personnage de Jobs, je dois bien avoir subi son influence d’une manière ou d’une autre puisque je suis client de sa marque. Mais ce que met particulièrement en lumière A.Galluzzo c’est la cohérence et la constance avec laquelle ce mythe a été construit par Jobs et Apple pour promouvoir la marque et ses produits. Je me souviens d’une pub des années 90 je crois, où un père industriel et son héritier de fils faisaient le tour des usines et des docks, en limousine, sous un ciel gris et bas, et qui se concluait avec le logo à la pommme et le slogan Think different.

Ce que sont parvenus à construire et maintenir Steve Jobs et tous les dirigeants d’Apple, depuis sa création à la fin des années 1970 jusqu’à nos jours soit pendant plus de 40 ans, c’est au sens propre une icône, c’est à dire une image de la divinité réalisée selon des règles précises.

L’icône ne représente pas le monde qui nous entoure. La transfiguration en est la clé en particulier dans le visage des personnages. icône

La firme Apple, par la grâce de la “déification” de Steve Jobs et du discours construit autour de sa personne, est parvenue à totalement fétichiser les marchandises qu’elle produit, faisant disparaître l’ensemble du processus de production nécessaire à la “magie” Apple. Marketing et réseaux d’influences, chaînes logistiques complexes s’étendant sur l’ensemble du globe, méga-usines où triment des armées d’ouvriers, terres rares, métaux lourds, plastiques nécessitant des processus d’extraction, de fabrication et de recyclage lourds et polluants, stratégies financières d’évasions fiscales et d’optimisations des profits, gestion du personnel en apparence généreuses pour contrer toute tentative de syndicalisation, toutes ces activités peu glamour, souvent peu regardantes sur les dégâts environnementaux et humains en dehors des caméras.

Qui sait, ou se souvient, qu’Apple a fait un chiffre d’affaires de 394 milliards de dollars en 2022 pour un bénéfice de 99 milliards, dont 90 ont été utilisés pour racheter ses propres actions, augmentant mécaniquement la valeur des actions restantes ? Steve Jobs est bien un capitaliste comme les autres, mais un capitaliste qui est parvenu à faire oublier que son objectif était de maximiser les profits, d’accumuler de la richesse.

Dans la période que nous traversons, il est possible qu’Elon Musk n’ait même pas besoin de toute cette communication, de ces écrans de fumée : quarante ans de révolution néo-conservatrice et de lavage de cerveaux ont réussi à implanter dans l’esprit de la multitude que l’accumulation de richesse, l’avidité, la rapacité, la brutalité en affaire, étaient des valeurs positives.