Sur "Misère de l'historicisme"

Quelle méthode pour les sciences sociales ?

Posted on September 5, 2021

Misère de l’historicisme est un livre de Karl Popper, un des plus important philosophe du XXème siècle en particulier dans le domaine de l’épistémologie et de la philosophie des sciences. Popper est célèbre pour son principe de réfutabilité permettant de distinguer les théories scientifiques des autres : une théorie ne peut être scientifique que si elle est est réfutable, c’est à dire s’il est possible de concevoir une expérience permettant de la tester. La conséquence principale de ce principe épistémologique est que toute théorie scientifique est “en sursis”, elle conserve toujours le statut d’une hypothèse que des faits futurs pourraient invalider en tout ou partie. C’est arrivé régulièrement au cours de l’histoire, par exemple dans le domaine de la physique avec l’invalidation de la théorie du phlogistique, en astronomie avec la réfutation de l’astronomie Ptoléméenne par Galilée et Copernic, en biologie avec la théorie des humeurs.

Synthèse

Misère de l’historicisme est un livre de “combat”, écrit par Popper en 1945 explicitement pour lutter contre les idéologies fascistes et surtout communistes. En premier page du livre on trouve ainsi cette épigraphe :

En mémoire des innombrables hommes, femmes et enfants qui succombèrent, victimes de la croyance fasciste et communiste en des lois inexorables de la destinée historique.

Le programme du livre est donc clair : réfuter logiquement les courants de pensées historicistes soit essentiellement le marxisme, mais aussi toutes les formes de systèmes de type hégeliens, ou même platoniciens, et prouver leur totale absence de scientificité. La critique de Popper va donc porter sur des questions de méthodes en sciences sociales puisque l’historicisme tel qu’il le présente vise à produire des théories prédictives à partir de méthodes fondamentalement différentes de celle utilisées dans les sciences naturelles et physiques.

En filigrane, on voit bien que Popper s’attaque à la théorie marxiste de la lutte des classes devant conduire inexorablement à l’effondrement du capitalisme sous le poids de ses contradictions internes et à la dictature du prolétariat. Popper est un social-démocrate mais ce n’est pas un ultra-libéral, même s’il est proche de Friedrich von Hayek qu’il cite abondamment dans son livre en tant que modèle de scientificité pour les sciences humaines, seule l’économie et un peu la psychologie trouvant grâce à ses yeux. Il est connu par ailleurs pour défendre l’intervention de l’État et la nécessité d’un progrès social pour tous et il reconnait à Marx le grand mérite d’avoir défendu la cause des ouvriers opprimés.

L’historicisme

Schématiquement, l’historicisme est cette idée en apparence logique que, puisqu’un état donné des sociétés humaines est la conséquence de multiples décisions, choix, ou événements passés, la seule possibilité de découvrir des lois régissant les comportements humains individuels et sociaux est d’analyser ce passé et d’en déduire des tendances, des règles, des motifs à partir desquels réaliser des prédictions. L’historicisme est souvent - mais pas toujours - couplé à un certain nombre d’autres principes épistémologiques :

Le totalisme est particulièrement ciblé par la critique de Popper car il conduit, lorsque l’on souhaite passer de la théorie à la pratique, au totalitarisme : les changements sociaux impliqués par la théorie ne peuvent être mis en oeuvre qu’à l’échelle de la société toute entière, ce qui implique une révolution.

Sa critique

La première critique de Popper s’attaque au fondement même de l’historicisme soit la possibilité de prédire les développements futurs. Cette critique est d’ordre logique et se résume assez simplement :

  1. Le futur des sociétés humaines dépend essentiellement de l’état de ses connaissances ;
  2. Il est logiquement impossible de prédire l’état des connaissances futur puisque par définition, ces connaissances ne sont pas connues ;
  3. par conséquent il est impossible de prédire le futur des sociétés humaines. ■

Cette erreur sur le caractère prédictif des “lois historiques” provient selon Popper, d’une part de l’incompréhension de ce que sont les lois scientifiques de la part des historicistes, d’autre part de l’aveuglement sur les conditions de possibilités de toute connaissance, scientifique ou non.

Les lois scientifiques ne sont pas des lois “absolues”, au sens où elles seraient vraies en tous temps et tous lieux, ce sont des fonctions ou des relations liant des conditions initiales à des observations et des comportements prévisibles. L’historicisme et son “Sens de l’histoire” postulent des lois indépendantes des conditions initiales, en fait des tendances observées dans un flux d’événements mais qui n’ont pas du tout le caractère de lois scientifiques, en particulier parce qu’elles ne sont pas falsifiables.

Par ailleurs, ces “lois” ou “tendances” inférées par l’observateur le sont a posteriori depuis un certain point dans le temps, donc par application des principes historicistes sont aussi le produit des conditions historiques de leur énonciation, de la situation particulière de l’énonciateur, et surtout de ses biais personnels. L’histoire humaine est un flux infini d’événements et de faits sur lequel on en prélève certains, considérés comme plus importants que d’autres, que l’on réinterprète depuis le futur donc avec de grandes chances de glisser vers une argumentation téléologique, ie. considérer que ce qui est arrivé et que l’on vit dans le présent était nécessairement ce qui devait arriver en vertu de “lois” donc.

Sur le problème de l’expérimentation, Popper fait remarquer que la situation des sciences sociales est similaire à celle des sciences du vivant : il est impossible de disséquer un organisme vivant sans le tuer, ce qui n’empêche pas les sciences naturelles d’expérimenter et de produire des connaissances théoriques empiriquement vérifiées. Et depuis les développements de la mécanique quantique, la physique elle-même, reine des sciences dures, est confrontée à ce problème de l’interaction entre l’expérimentateur et l’expérimentation.

S’il est certain que les faits sociaux sont extrêmement complexes du fait de multiples interactions et bouccles de rétroaction, c’est aussi le cas des faits physiques concrets toujours bruités, parasités par de multiples phénomènes dont il appartient au chercheur de séparé ce qui est pertinent pour son problème de ce qui ne l’est pas. D’une certain manière les faits physiques peuvent être beaucoup plus complexes que les faits sociaux car les êtres humains se comportent dans l’immense majorité des circonstances de manière rationnelle, donc compréhensible et prévisible, ce qui n’est pas le cas des phénomènes physiques.

Popper se situe résolumment du côté de Kant : le but de la science n’est pas de connaître ce que sont les choses, mais de décrire et comprendre comment elles se comportent, et l’approche scientifique ne peut faire abstraction du sujet connaissant : les lois de la science sont des modèles que nous élaborons, les expériences sont toujours porteuses d’un point de vue. C’est en vertu de ce nominalisme méthodologique que Popper critique ce qu’il appelle l’essentialisme dont est affecté l’historicisme, soit la propension à vouloir définir ce que sont les fait sociaux par leur histoire, plutôt que comment ces faits sociaux fonctionnent pour nous.

Et c’est ce qui conduit Popper à promouvoir ce qu’il appelle une sociologie technologique, une approche fragmentaire, locale et expérimentale des sciences sociales qui rejette toute méthode globale et toute vision surplombante du savant. Les institutions humaines constituant le monde social doivent être considérées comme des mécanismes sur le fonctionnement desquels on peut émettre des hypothèses, que l’on peut valider ou réfuter expérimentalement, et à améliorer par “petites touches”, par essais et erreurs.

Pour lui, au delà des différences évidentes de domaine de recherche, les sciences partagent une méthode unique, la méthode hypothético-déductive, basée sur la formulation d’hypothèses expérimentalement réfutables. Les sciences sont en fait caractérisées par cette méthode : une science est un corpus de connaissances construit par cette méthode.

Analyse

Misère de l’historicisme est un livre clair et limpide, à l’argumentation logique imparable, et il explicite quelque chose qui m’a toujours gêné dans la rhétorique marxiste, cette croyance en une inéluctabilité de l’histoire qui n’est pas sans emprunter ses accents eschatologiques au christianisme.

Popper est un auteur souvent classé plutôt à droite : il est indubitablement libéral c’est à dire attaché aux libertés individuelles, à une société ouverte (c’est d’ailleurs le titre de l’un de ses ouvrages), à un gouvernement démocratique et à l’économie de marché. Et son livre est aussi un livre de circonstances, comme toute pensée humaine ancrée dans une histoire et un moment particulier. Il parait à un moment où les anciens alliés contre l’Allemagne nazie deviennent rivaux et ennemis, où la “Guerre froide” remplace la “Guerre chaude”, où Churchill évoque le “Rideau de fer” tombé sur l’Europe. On peut lui reprocher sa vision partiale et partielle de la pensée de Marx influencée à son époque par les dévoiements de l’Union soviétique, du léninisme et du stalinisme, sa propension à “jeter le bébé avec l’eau du bain”.

Mais son approche résolumment empirique des sciences sociales et sa vision d’une unicité fondamentale des sciences, d’un grand “manteau sans couture” qui unit dans une même méthode les sciences physiques, naturelles et sociales, résonnent avec mon expérience et mes réflexions personnelles dans le petit domaine qui est le mien, le développement en équipe de logiciels. eXtreme Programming en particulier, est évidemment ancré dans cette méthode scientifique que défend Popper, dans l’expérimentation à partir d’hypothèses, l’observation et l’analyse des résultats observés, l’ajustement permanent des hypothèses.

De toute évidence, Popper n’aime pas les révolutionnaires, et une critique facile (et historiciste) qui peut lui être faite est de ne pas critiquer ses propres biais, de ne pas analyser la position “d’où il parle”, de prendre pour acquises la certitude d’être dans le vrai. Mais ce à quoi il nous invite, ce n’est pas non plus à une vision statique des choses ou conservatrices des sociétés, c’est à plus de modestie dans notre prétention à savoir ce qui est “bon” ou “mauvais” à l’échelle d’une société ou même des individus, à plus de rigueur dans notre prétention à toute démarche scientifique, à mettre en oeuvre une démarche expérimentale rigoureuse et précise y compris dans les domaines qui touchent à l’humain.