Sur "La lutte pour la reconnaissance"
Quelques notes sur un ouvrage d’Axel Honneth, philosophe allemand disciple de l’École de Francfort et de sa philosophie critique, La lutte pour la reconnaissance.
Résumé
Hegel
- Le terme de lutte pour la reconnaissance est une théorie de “jeunesse” de Hegel, avant la mise en forme de sa philosophie de l’Esprit : le sujet émerge des relations avec autrui, de la survenue dans la conscience d’une reconnaissance par autrui, symétrique à ma reconnaissance de l’autre. “J’existe parce que l’on me reconnait une existence”
- Hegel distingue trois niveaux de reconnaissance:
- physique et psychologique, construite par les relations familiales,
- juridique, du sujet en tant que participant à un ensemble de contrats,
- éthique, en tant que membre d’une communauté politique, d’un État
- Il s’oppose à la fois aux anciens pour qui l’homme est un animal social et à Hobbes pour qui la société est un “mal nécessaire” pour lutter contre la lutte de tous contre tous, en proposant un modèle d’émergence du fait social au travers d’une suite de luttes pour la reconnaissance du sujet
- Hegel fonde la lutte pour la reconnaissance sur un Idéal, celui de la marche de l’Esprit vers sa réalisation complète
Mead
- Par contraste, George Mead cherche à construire une théorie de la reconnaissance qui soit empirique et matérialiste. C’est dans la distinction entre le Je et le Moi qu’il trouve la première opposition qui fonde toutes les autres:
- Le Je est un point de vue, celui qui parle et qui pense quand “je dis Je”. Il est par nature inconnaissable et ne peut pas être objectivé. C’est la part “créative” du sujet, celle qui fait continuellement pression pour accroître son espace de liberté,
- Le Moi est une construction sociale, l’objectivation du sujet à partir des interactions avec l’autre. C’est la part “normative” du sujet, celle qui cherche à s’adapter à l’existence,
- C’est le Je qui construit le Moi
- Entre Je et Moi il y a un écart qui est la source de la lutte pour la reconnaissance du Je selon deux catégories:
- l’autonomie individuelle, dans laquelle le sujet est reconnu comme membre d’un groupe, semblable en tant que membre à tous les autres,
- l’autoréalisation personnelle dans laquelle le sujet est reconnu comme singulier, unique, différent de tous les autres sujets,
- cette autoréalisation se manifeste socialement dans le métier, l’intégration du sujet dans une division fonctionnelle de la société où son individualité trouve à s’exprimer,
- Cette reconnaissance pose un problème : ce sont les valeurs d’autrui, de la société qui sont reconnues, pas mes valeurs uniques (si tant est qu’elles existent). Ce qui est reconnu par les autres se sont mes qualités en tant qu’elles sont socialement utiles à un moment donné.
Autres approches
- Donald Winnicott donne une validation empirique de la lutte pour la reconnaissance au travers de l’évolution de la relation mère-enfant:
- Au stade 1, la mère et l’enfant sont en symbiose : il n’y a pas de sujet séparé,
- L’enfant développe sa subjectivité par l’agression envers sa mère et la destruction d’objets : il objectifie sa mère ce qui lui permet de reconnaître sa propre subjectivité dans l’existence (et les réactions) d’un autre sujet,
- Au stade 2, la mère et l’enfant sont des sujets distincts en dépendance relative,
- Selon John Dewey, les émotions humaines sont liées à des actions, à leur échec ou leur succès. Il distingue deux types d’échecs : soit technique, soit morale selon le type d’actions. Les atteintes morales causées par le sujet lui même entraîne le sentiment de culpabilité, tandis que les atteintes provoquent l’indignation. La honte est une réaction pour résoudre une tension induite par l’indignation et les atteintes causées au sujet, qui provoque la lutte pour la reconnaissance, le conflit social et politique
- Aussi bien Mead que Winnicott (et d’autres auteurs) donnent un contenu empirique aux intuitions de Hegel : la notion de reconnaissance et son corollaire le mépris, sont bien des éléments centraux de la formation du sujet, tant sur le plan des relations personnelles que des relations sociales
Reconnaissance et lutte sociale
- Karl Marx développe l’idée que la lutte des classes est un conflit d’ordre moral pour rétablir la pleine reconnaissance sociale des travailleurs. Le travail est un moyen de reconnaissance intersubjective: le consommateur reconnait le producteur qui lui-même reconnait le consommateur, les deux étant partenaires dans la relation autour du travail, dans l’objet produit. En captant le travail, le capitalisme induit une perte de reconnaissance. C’est un modèle purement utilitariste : la lutte est purement économique ce qui réduit la dimension morale. Karl Marx abandonne la dimension symbolique de la lutte pour la reconnaissance pour la réduire à une lutte matérielle, un conflit d’intérêts
- Georges Sorel a contrario rejette l’utilitarisme étroit de Marx et met l’accent sur l’aspect moral des luttes sociales. Il promeut un socialisme éthique mêlant marxisme et kantisme. La morale est ancrée dans l’expérience éthique de l’individu au sein du groupe familiale et le sentiment collectif d’humiliation alimente lutte des classes, provoquant la confrontation (violente) avec le système normatif existant (droit) pour obtenir la reconnaissance. Ce faisant, Sorel ne perçoit pas la dimension universaliste du droit qui apparait uniquement comme un moyen de légitimer un pouvoir. Il dénonce le relativisme de la forme juridique qui suit les intérêts de la classe au pouvoir et tombe dans le populisme, la violence et, in fine, le fachisme, par l’incapacité dans laquelle il se trouve de distinguer au sein de la société bourgeoise le bon (le droit universel) du mauvais (le pouvoir de classe), confondant deux formes d’atteintes à la reconnaissance : le respect et l’estime de soi
- Jean-Paul Sartre s’est aussi emparé du sujet, notamment dans Réflexion sur la question juive et ses textes contre le colonialisme. Pour lui, la “question juive” est une forme de mépris social, donc une absence de reconnaissance. Il invoque le concept de névrose comme trouble des rapports de reconnaissance mutuelle qui apparait dans la domination coloniale. Il semble toutefois confondre différentes formees de reconnaissance et maintenir un certain flou théorique.
Reconnaissance et vie éthique
Le rapport à soi
- Axel Honneth propose un modèle “unifié” des 3 stades de la lutte pour la reconnaissance:
mode de reconnaissance | solicitude personnelle | considération cognitive | estime sociale |
---|---|---|---|
dimension personnelle | affects et besoins | responsabilité morale | capacités et qualités |
forme de reconnaissance | relations primaires (amour) | relations juridiques (droits) | communauté de valeurs (solidarité) |
potentiel développement | généralisation, concrétisation | individualisation, égalisation | |
relation à soi | confiance en soi | respect de soi | estime de soi |
forme de mépris | sévices, violences | privation de droits, exclusion | humiliation, offense |
forme d’identité menacée | intégrité physique | intégrité sociaele | honneur, dignité |
- À chaque stade est associée notamment une forme de relation à soi: confiance en soi, respect de soi et estime de soi ; relation qui est mise à mal par différentes formes de mépris, de non-reconnaissance, de violence (physique ou symbolique)
- La distinction entre le respect de soi que produit la reconnaissance juridique et l’estime de soi que produit la communauté de valeurs est particulièrement importante pour comprendre la dynamique des conflits sociaux, équilibrant un mouvement entre universalisation et individualisation. Dans la société d’ancien régime ou traditionnelle, l’estime sociale vient du groupe dont l’individu fait partie, elle prend la forme de l’honneur et est stable dans le temps. Quand s’universalise la reconnaissance de l’individu comme semblable à tous les autres au travers du droit, l’individualisme s’accroît, des groupes antagonistes se créent car il n’y a plus de référence unique de l’échelle sociale : qui déterminent quelles sont les bonnes fins ?
Dynamique des luttes et morale
- Axel Honneth cherche ainsi à identifier les sources de la lutte sociale dans la vie éthique, de la morale, dans la dynamique d’une lutte pour la reconnaissance qui ne soit pas purement utilitariste mais prenne en compte l’intégralité (et le désir d’intégrité) de l’individu:
- la relation familiale, l’individuation de l’enfant par sa formation constitue le premier stade de reconnaissance : il produit la confiance en soi qui est la condition des autres développements,
- l’enfant grandissant, y compris par des expériences négatives de mépris, de violence, développe un sentiment moral : “il est juste d’être reconnu comme un sujet autonome”,
- lorsque l’adulte se trouve inséré dans la société en tant que dominé, il fait l’expérience de l’humiliation, de la perte de l’estime de soi qui s’attache au mépris pour les classes défavorisées (pauvres, femmes, immigrés…),
- mais il peut généraliser son expérience de la reconnaissance familiale, son “sentiment moral”, pour l’élargir à la société toute entière et lutter socialement pour élargir le cadre normatif existant,
- cette lutte crée un nouveau cadre social de reconnaissance et par ailleurs produit de l’estime de soi par la participation à un groupe en lutte et la reconnaissance qu’elle produit de l’importance de l’individu.
- Il cherche ainsi à dépasser le modèle utilitariste qui ne perçoit les luttes sociales qu’en termes d’intérêts de groupes pour maintenir ou acquérir telle position, telles biens (y compris symboliques). Car in fine il existe toujours une forme de consensus moral sur ce qui constitue un intérêt légitime. Ou autrement dit la remise en cause d’intérêts “matériels” est toujours aussi perçue comme une atteinte morale et une remise en cause du cadre normatif existant.
- Le contrat social (implicite) est ainsi un système de reconnaissance mutuel dont la transformation est le fruit de luttes, constantes, de certains sous-groupes
Discussion
Je vois dans le livre d’Axel Honneth une tentative, à mon sens réussie, pour fonder les luttes sociales sur quelque chose qui ne soit ni une pure lutte d’intérêts antagonistes, ni une téléologie de type marche de l’Esprit ou sens de l’Histoire. En s’appuyant sur le travail d’anthropologues, psychologues, sociologues, il réactualise la théorie de Hegel d’une construction et d’un progrès sociaux induits par le mécanisme de la lutte pour la reconnaissance, en “montrant” la réalité empirique de ce mécanisme. Il est très intéressant de penser, et de voir démontrer, le fait que c’est la reconnaissance personnelle du sujet dans le cercle familial, la “lutte” pour la reconnaissance de son intégrité physique et psychique, de son autonomie, qui fonde les autres stades de la lutte : c’est parce qu’il l’expérience de la confiance en soi que l’enfant peut développer plus aisément, plus tard, le respect et l’estime de soi. Et c’est aussi dans cette expérience personnelle qu’il puise la faculté de généraliser cette demande aux autres humains, au groupe social. Il n’y a pas de fatalité ou de prédestination morale, mais pas non plus une sèche lutte d’intérêts catégoriels qui ne seraient alors que relatifs, simples manifestations de rapports de pouvoirs à un instant donné de l’histoire : les individus luttent aussi pour des questions morales et symboliques, et ce d’autant plus fermement que ces questions sont relatives à une expérience intime.