Sur "Le souverain laborieux"

Peut-on être citoyen engagé quand on est aussi salarié exploité ?

Posted on October 7, 2024

Le souverain laborieux, sous-titré “Une théorie normative du travail”, n’est pas le premier livre d’Axel Honneth que je lis. J’apprécie le style précis et rigoureux et la qualité de la traduction, étant à mon grand dam bien incapable de lire l’original : ce n’est pas une lecture légère, mais cela se lit très bien.

Introduction

Le problème auquel s’attaque l’auteur est à la fois si ancien, et si évident, qu’on l’a un peu perdu de vue. Il peut se résumer très simplement : dans quelle mesure la division sociale du travail est-elle compatible avec l’exercice des droits et devoirs démocratiques d’un citoyen ? Dans une démocratie pleine et entière, tous les citoyens et toutes les citoyennes sont supposés disposer des mêmes droits et même devoirs, doivent pouvoir accéder à toutes les charges, contrôler les actes du gouvernement qu’ils se donnent, et donc les comprendre, peser sur les choix et les décisions soit directement soit au travers de leurs représentants qui par définition doivent être représentatifs, etc.

Les philosophes grecs classiques, et au premier chef Aristote, ont bien compris le problème et l’ont résolu à leur manière : ne pouvaient être pleinement citoyens que les individus libres et n’ayant pas besoin de travailler afin de disposer du temps nécessaire au bon gouvernement de la Cité. Ce principe exclut donc les femmes, soumises à leurs pères, époux, ou frères, les esclaves bien sûr, mais aussi les artisans, les laboureurs, les commerçants et tous les métèques (libres, mais non citoyens car étrangers). Platon, quant à lui, se méfiait carrément de la démocratie et donc ne se posait même pas la question.

Les Lumières, rejettant la morale aristocratique des anciens en plein ascension de la bourgeoisie, ont tout de même bien senti le problème et ont le plus souvent fait la promotion d’une démocratie restreinte aux personnes détenant suffisamment de fortune pour leur dégager le temps et l’esprit nécessaire aux soins de l’État. Le suffrage censitaire ou la limitation de la citoyenneté selon des critères de fortune, ou de condition sociale, est la norme pour beaucoup de démocraties au XVIIIème et une grande partie du XIXème siècle : c’est le cas aux États-Unis (les peuples autochtones, les millions d’esclaves, les femmes, puis les immigrés, sont dépourvus de la citoyenneté), en France où le suffrage est masculin et censitaire jusqu’à la seconde République qui se termine assez vite par le coup d’état de Louis-Napoléon, dans toutes les monarchies constitutionnelles où les droits sont séparés en fonction de la condition de chacun, etc.

D’ailleurs David van Reybrouck, dans Contre les élections, argumente avec force que la démocratie représentative par élections n’est pas vraiment démocratique et a été promue par les philosophes et politistes des Lumières explicitement pour contrer l’influence considérée comme néfaste de la masse. Et Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique, envisage les dangers que la “tyrannie de la majorité” et la “passion de l’égalité” font peser sur le bon gouvernement dans une démocratie “universelle”.

Synthèse

Critiques de la division du travail social

Honneth commence par distinguer trois traditions critiques de la relation entre division sociale du travail et citoyenneté :

Il constate ensuite que la question de la division et de l’organisation du travail est un point-aveugle des théories de la démocratie, en particulier chez Rawls et Habermas. Le fait que l’État garantisse une certaine égalité en droit, et que le reste soit renvoyé à la logique du marché est symptomatique de l’hégémonie de la pensée économique libérale sur le débat politique. Considérer que pour des questions d’efficacité dans la conduite de l’entreprise, des situations de soumission à l’autorité, de parcellisation du travail, d’évidement de tout sens et de toute finalité concrète, sont acceptables parce que en théorie et en droit les individus seraient libres de ne pas les accepter, c’est bien évidemment tout ignorer des conditions réelles nécessaires pour garantir l’égalité d’accès de chacune et chacun au débat démocratique.

D’autant plus que ces questions de la réalité concrète des modes d’organisation du travail ne sont pas étrangères à la désaffection pour le politique constatée de par tout le monde occidental:

Le désintérêt croissant pour les procédures et pratiques démocratiques - le fameux “dégoût de la politique” - résulte très certainement, quoique non exclusivement, d’une expérience du travail marquée par la précarisation croissante, l’isolement renforcé et des contraintes hiérarchiques toujours pesantes.”

p.61

Le chapitre 3 est plus particulièrement dédié à définir les conditions d’une division sociale du travail qui permettraient une participation démocratique pleine et entière. Axel Honneth liste cinq grandes conditions:

  1. l’indépendance économique, afin de soustraire les individus à la contrainte de devoir travailler coûte que coûte pour survivre ;
  2. du temps libre pour réfléchir et participer à la délibération démocratique ;
  3. le sentiment de sa propre valeur et l’estime de soi, qui ne peuvent exister si la personne est par ailleurs dévalorisée dans son travail ;
  4. la pratique des processus de décisions collectifs ;
  5. enfin, la mobilisation des capacités cognitives et la densité des tâches intellectuelles.

Par ailleurs, Honneth se pose la question de l’efficacité des critiques quand leur définition du travail social est problématique. D’un côté, une conception restreinte à la production de biens matériels, typique des auteurs classiques de Smith à Marx inclus, qui ignore donc tout de l’importance du travail de soin, des services à la personne, et du travail domestique ; d’un autre une conception trop large englobant tout un tas d’activités humaines telles que hobbies ou passe-temps dépendant des affinités et désirs individuels. Ces questions rejoignent les critiques, notamment féministes, sur la hiérarchie des tâches quotidiennes plus ou moins valorisées et reconnues.

Panorama historique

Dans un deuxième temps, Honneth brosse un tableau de l’évolution des conditions de travail dans les pays occidentaux depuis la révolution industrielle. Il note que pendant toute la majeure partie de celle-ci, le travail industriel a été très minoritaire dans beaucoup de pays : l’agriculture d’une part, et la domesticité d’autre part, ont longtemps été les principaux pourvoyeurs d’emploi dans les sociétés occidentales. La première guerre mondiale ayant considérablement réduit les capacités financières d’une majeure partie de la petite et moyenne bourgeoisie, les employés de maison durent se reconvertir soit dans l’industrie, de plus en plus massive et taylorisée, soit dans la bureaucratie. Au fil des luttes et des vicissitudes, les conditions de travail dans l’industrie et les services se sont nettement améliorées pour culminer dans les année soixante-dix et le début des années quatre-vingt.

Ceci fût vrai pour une grande masse des employés et ouvriers, mais pas pour l’agriculture qui est resté un secteur où les conditions de travail restent globalement médiocres du fait d’une pression sur les prix et d’un recours massif aux travailleurs immigrés, sous-payés.

Les évolutions récentes du travail dans les pays industrialisés sont connues et se caractérisent par une fragmentation, un isolement, et une individualisation accrue, la porosité de plus en plus grande entre le temps personnel et le temps professionnel, la marchandisation de secteurs de l’activité humaine jusqu’ici épargnés, la multiplication des outils de supervision et de mesure permettant aux donneurs d’ordres un contrôle de plus en plus fin de l’activité de chacun, la colonisation de l’activité quotidienne par le “réseau”… Axel Honneth note que ces évolutions pèsent particulièrement sur les femmes qui certes, se retrouvent déchargés des tâches ménagères qui autrefois leur incombaient, mais se trouvent investies de la responsabilité d’organiser et coordonner la vie du foyer et de ce fait dépendantes des mêmes outils numériques qui constituent leur outil de travail.

Contingence de la division du travail

Après cet historique rapide, Honneth analyse plus précisèment en quoi consiste la division sociale du travail, à la fois horizontale, entre les différents secteurs d’activité, et verticale entre différents métiers d’un même domaine. Il démontre notamment la caractère aporétique de deux conceptions des forces présidant à l’état de cette division du travail à un moment donné.

La première idée fausse, qu’il appelle la paralogisme volontariste de la division travail, consiste à croire que celle-ci résulte du jeu des libres choix des acteurs. C’est la conception libérale qui ignore d’une part la puissance des conceptions et idéologies dominantes sur la place à laquelle peuvent prétendre, au hasard, les femmes, les juifs, les arabes, les noirs, bref tous les groupes dominés dans cette division du travail ; et d’autre part l’autocensure des classes les plus défavorisées, ou l’habitus de classe pour reprendre le terme consacré par Bourdieu, qui génère des comportements menant à une distribution inégalitaire entre les différentes activités possibles pour différentes classes sociales.

La seconde idée fausse c’est celle d’une nécessité technique de la division du travail. Il est facile de montrer que la division entre différents métiers résulte bien plus de choix politiques et économiques que de contraintes techniques. La création de métiers d’ouvriers qualifiés, dans le textile par exemple, substitués aux artisans, s’est faite sur la base du choix d’abandonner tout un pan de décisions et de conceptions liées au travail dans un ancien mode de division, pour des raisons de limitation des coûts de formation, afin de mettre à profit la formation informelle fournie par le milieu familial et social.

Que faire ?

La dernière partie du livre enfin, est consacrée à l’examen des solutions possibles qui, dans le monde tel qu’il est, permettraient d’accroître les capacités de participation de tous les travailleurs et travailleuses à la vie démocratique. Le revenu de base ou minimum d’existence proposé par un certain nombres de théoriciens n’a pas les faveurs d’Honneth qui craint que ce revenu garanti ne libère pas tant l’individu des contraintes du travail qu’il ne l’enchaîne à un statut de consommateur passif déjà passablement envahissant. Selon lui, un revenu minimum ne peut être qu’un outil limité pour traiter les contraintes 1. et 2. signalées ci-dessus, en complèment d’autres outils. Il balaye aussi allégrement les visions eschatologiques renvoyant au delà de l’horizon révolutionnaire de la suppression totale du capitalisme la question de l’organisation du travail, souvent prégnante dans nombre de cercles gauchistes.

Dans le contexte d’une économie capitaliste dont la fin n’est pas pour demain, l’auteur suggère qu’il y a deux grandes catégories de solutions permettant de rendre le travail plus compatible avec les exigences d’une vie démocratique : des alternatives en dehors du marché du travail, et des changements à l’intérieur de celui-ci.

L’obligation de servir la collectivité, mise en oeuvre par l’État sous la forme d’un service civil obligatoire, qui imposerait à une tranche d’âge de travailler dans des secteurs socialement utiles mais peu considérés et peu rémunérés - services sociaux, soins aux personnes dépendantes, pompiers, services municipaux, etc. - pourrait permettre de brasser les origines sociales et de développer une conscience collective de l’importance de tous ces métiers et travaux, essentiels mais déconsidérés. Le fait de devoir encadrer des personnes peu formées donnerait aux travailleurs de ces secteurs une nouvelle dimension à leur métier, non plus seulement d’exécutants mais aussi d’encadrants, de formateurs. Proche dans les effets potentiels, la possibilité donnée à des personnes éloignées de l’emploi de s’insérer dans la division sociale du travail par l’intermédiaire de ce type de travaux, est un autre exemple d’une politique possible hors des contraintes du marché.

Dans la seconde catégorie Axel Honneth inclus d’une part ce que l’on appelle en France l’ESS ou Économie Sociale et Solidaire - il cite d’ailleurs en exemple la loi Hamon de 2014 -, soit le développement de forme d’organisations coopératives et associatives, non tournées vers le profit et structurellement démocratique. S’il est bien évidemment favorable à ces formes d’organisation, il souligne aussi leur difficulté à affronter la concurrence des entreprises purement capitalistes, et note que leur extension et généralisation suppose des politiques incitatives de l’État pour contre-balancer cette concurrence.

D’autre part, il suggère que les choix politiques et les luttes sociales pourraient peser - de nouveau - sur l’organisation du travail existante dans les entreprises de marché, peut-être à partir de ces micro-résistance à “bas bruit” dont il souligne la permanence dans un climat général pourtant marqué par la résignation et l’atonie. La promotion du travail en groupes, en équipes auto-organisées, qui a eu son heure de gloire au tournant des annéees 70 et 80 dans certains secteurs industriels, son expansion à d’autres secteurs dans lesquels cette forme d’organisation est inexistante, diminuée, ou a disparue - grandes surfaces, établissements de soins, service à la personne et aux entreprises - constituerait à ses yeux un grand pas vers une véritable démocratie au travail et partant vers l’accession du “souverain laborieux” au plein exercice de sa souveraineté.

Analyse

Comment peut-on penser que l’organisation du travail, l’expérience concrète du travail vécue par des millions de gens comme domination, soumission à l’autorité, contrainte psychique et corporelle, perte de sens et d’autonomie, lutte pour la survie même, n’ait pas un impact sur la société et son mode de gouvernement ? Comment peut-on sérieusement croire qu’une personne - vous, moi, n’importe qui - quotidiennement soumise à la violence d’un travail posté, chronométré, évalué, scruté par une hiérarchie elle-même soumise à la violence d’un système de plus en plus compétitif, puisse d’un coup de baguette magique se transformer, sortie de son contexte de travail, en un·e citoyen·ne autonome, dotée de suffisamment d’estime de soi pour délibérer rationnellement et sereinement avec d’autres personnes et prendre des décisions pour le compte d’un groupe ?

Inversement, il m’a toujours paru mystérieux que le monde du travail, et en fait le monde en général, considère comme parfaitement normal de demander à des personnes qui, par ailleurs, dans leur vie quotidienne, au sein de leur famille, ou dans des associations, doivent gérer des situations complexes, un budget, prendre des décisions en permanence, jongler avec les contraintes et les horizons temporels multiples, de leur demander donc une fois passé le seuil de l’entreprise d’abdiquer la majeure partie de leur libre-arbitre et de leur intelligence au nom de l’efficience, de la rentabilité, et de l’idée que certains se font d’une approche “scientifique” de l’organisation du travail. Je dis mystérieux, mais en fait je veux dire scandaleux !

Le syndicalisme et la lutte pour des conditions de travail meilleures sont en partie des réponses à ces questions. Dans les Les mauvais gens Étienne Davodeau raconte le parcours de ses parents, ouvriers dans la chaussure et le textile dans les Mauges, et comment la lutte syndicale leur a permis d’une part d’améliorer la condition ouvrière dans la région et d’autre part de grandir sur le plan personnel, de s’émanciper du paternalisme. Dans la dernière partie de son livre, Axel Honneth souligne que les syndicats, pour bénéfique qu’ils soient, doivent nécessairement s’institutionnaliser à mesure que la portée des luttes et revendications qu’ils portent croît ce qui est le plus souvent contre-productif quant à l’objectif d’émancipation local qui légitime leur existence : lutter pour des lois et des conventions collectives implique une discipline de groupe qui tend à ignorer, ou gommer, les différences locales et à transformer l’organisation des syndicats pour la faire ressembler aux bureaucraties qu’ils doivent affronter.

Il est donc clair que l’émancipation doit, pour être efficace et pérenne, venir “d’en-bas” : libérer les gens de leur chaînes ne conduit bien souvent qu’à en créer de nouvelles, et la lutte pour plus d’autonomie est en soi déjà autonomie. Évidemment, le livre d’Axel Honneth ne peut qu’esquisser des pistes assez générales, mais ce qu’il propose résonne avec mon expérience personnelle : institutionnaliser la démocratie dans l’organisation du travail en promouvant les structures coopératives ; et pratiquer la démocratie dans le travail en valorisant le travail en groupes auto-organisés.