Sur "L'invention du quotidien"

Peut-on faire une théorie de la pratique ?

Posted on September 26, 2021

J’ai lu L’invention du quotidien, vol.1, de Michel de Certeau, fréquemment cité par Tim Ingold dans Une histoire des lignes. Il me semble aussi que James C. Scott et, de manière allusive, Bourdieu dans ses cours au Collège de France, le citent. Il fait partie de cette famille de penseurs critiques que mai 68 a cristallisée, qui s’est plus tard exportée aux USA sous le nom de “French Theory”, produisant les Cultural studies et plus récemment toute la famille des théories critiques de la société moderne : Gender studies, Critical Race Theory,…

Michel de Certeau a par ailleurs une formation de théologien et d’historien et a contribué au développement d’une école que l’on appelle micro-histoire, dont l’objectif est de faire l’histoire de ceux qui n’ont pas d’histoire : les “petites gens”, les marginaux, les faits anecdotiques et la vie quotidienne, les pratiques anciennes. Bref c’est un auteur que l’on peut définitivement classer à “gauche”.

Ce premier volume est issu d’une étude sur les pratiques culturelles s’étalant sur plusieurs années, et fût suivi d’un second volume rédigé par d’autres auteurs centrés sur les pratiques culinaires et la vie domestique (pas encore lu).

Synthèse

Dans ce livre, Michel de Certeau cherche à réhabiliter la position de consommateur, notamment du consommateur de “biens culturels”, systématiquement méprisée et dévalorisée par rapport à celle de producteur. En quelque sorte, il cherche à théoriser ce qui échappe à la théorie, les pratiques concrètes des “vrais gens”, qui sont soit ignorées des savants, soient classées, catégorisées et systématisées par les théoriciens des pratiques sociales.

La théorie est par essence un processus d’abstraction du concret, par lequel un théoricien se pose en surplomb du réel, de la myriade de faits concrets observables et impossible à suivre dans leur intégralité. De même le créateur, le producteur et l’ensemble du système de diffusion de biens de consommation, se pensent comme un centre alimentant une périphérie, la masse des consommateurs, considérés comme passifs. Ce que veut montrer l’auteur c’est que cette vision, qu’incarne par exemple Michel Foucault quand il fait la généalogie du développement de la société du contrôle au travers du développement des techniques de surveillance et d’encadrement - école, hopitaux, prisons, casernes - est faussée par ses propres présupposés : le théoricien se positionne implicitement au centre du panoptique lorsqu’il construit une certaine représentation du réel, une théorie.

Les institutions scientifiques appartiennent au système dont elles font l’étude : en l’examinant elle se conforme au genre bien connu de l’histoire de famille (un dialogue critique ne change rien à son fonctionnement, la critique créant l’apparence d’une distance à l’intérieur de l’appartenance). p .66

Les Lumières ont posé ce postulat de la passivité du consommateur, du lecteur qui est modelé par ce qui lit ouvrant ainsi la possibilité d’une éducation des masses par la diffusion de la culture (sous-entendue, la culture légitime).

Effet d’une idéologie de classe et d’un aveuglement technique, cette légende est nécessaire au système qui distingue et privilégie les auteurs, les pédagogues, en un mot les producteurs par rapport à ceux qui ne le sont pas. p242

Mais les “gens ordinaires”, dans leur vie quotidienne de consommateur, ne sont passifs que si on les observe de très loin, si on ne s’intéresse pas aux détails concrets de leurs pratiques. En réalité, placés dans une position de subordination par l’autorité des producteurs et des penseurs, ils rusent, détournent, braconnent, bricolent pour s’approprier les biens qui leurs sont proposés ou imposés, ou les ignorer. M.de Certeau met l’accent en particulier sur la pratique de la “perruque”, le fait de détourner du temps de travail, du matériel, des outils, des machines de l’organisation dans laquelle on travaille, à ses propres fins. Non pas pour voler ou en tirer un bénéfice pécuniaire, mais comme un moyen d’échapper à la routine, d’inventer ses propres usages qui ne soient pas prescrits d’en-haut. Soit l’exact contraire du management scientifique, même dans ses formes plus modernes telles que le Lean ou le TPS.

À la stratégie qui est l’arme des forts, qui vise au meilleur emploi de la force en vue de fins précises, qui s’appuie sur un lieu et distingue un intérieur ou un propre - nous - d’un extérieur - les autres ; M. de Certeau oppose la tactique de ceux qui n’ont pas de force, qui doivent ruser pour parvenir à leurs fins, qui n’ont pas de lieu en propre mais sont placés dans des circonstances qu’ils ne maîtrisent pas et dont ils doivent tenter de tirer avantage, qui sont contraints par les situations. Plus la technologie libère des forces incontrôlables, plus les stratégies sont élaborées loin du quotidien, plus elles laissent d’espace à la tactique et à la ruse, au détournement : le quotidien s’insinue dans les mailles du réseau qui se multiplient à mesure que celui-ci s’étend1.

L’auteur n’hésite pas à convoquer pour les critiquer deux figures tutélaires de la critique sociale : Michel Foucault et Pierre Bourdieu. S’il loue la force de leur pensée et la pertinence de leurs analyses, ils n’en restent pas moins à ses yeux des théoriciens imposant à leur sujet leur propre vision des choses. En voulant montrer par une analyse “généalogique” que le développement du biopouvoir et des technologies est un processus souterrain qui prend appui sur les Lumières, Foucault sélectionne parmi l’immensité des faits ceux qui servent sa théorie. Quant à Bourdieu, sa théorie de l’habitus comme liant dans une docte ignorance des contraints structurelles, des dispositions et des pratiques, quelque mérite qu’elle puisse avoir pour montrer la persistance et l’intériorisation des situations de dominations, réitère toutefois le geste du savant théorisant son objet et ce faisant le mettant à distance, présupposant que les structures qu’il met au jour sont ignorées des groupes observés.

Le scientifique, l’ethnologue, l’anthropologue qui collectent, classent, analysent, modélisent des pratiques et des discours, simultanément les vident de leur sens.

Comment donc relier théorie et pratique ? Une manière de ce faire est celle de l’ingénieur qui lie théorie et pratique dans la machine et par ce geste vide de sens le discours sur les arts de faire : quel sens peut avoir la maîtrise de tel ou tel métier, telle ou telle pratique quand ils sont incarnés dans des machines de plus en plus précises et sophistiquées ? Pour Kant dans Critique de la faculté de juger, c’est proprement le jugement qui relie théorie et pratique au travers du goût, du tact.

Le manque de jugement est proprement ce qu’on appelle stupidité et à ce vice il n’y a pas de remède.

La narration et le récit sont le pendant dans l’ordre du discours de ces arts de faire. Raconter une histoire, narrer, discourir, déclamer, convaincre par la parole nécessitent l’usage de ces ruses, sont tributaires du Kairos, de l’instant propice où tout se joue. De cela il n’est pas de théorie possible.

La ville est encore un autre exemple de cette distance entre théorie et pratique et de l’effet de domination de la première sur la seconde. La vision “aérienne” de l’urbaniste, de l’architecte, du planificateur, s’oppose à la vision “au ras du bitume” de l’habitant2 : d’un côté une vision ordonnée, synoptique, de l’autre un labyrinthe. D’un côté un lieu, que l’on peut représenter sous la forme d’une carte, distribuant les éléments les uns par rapport aux autres (au nord le commissariat, à l’ouest le supermarché), de l’autre un espace défini par les mouvements que l’on peut y faire, par des parcours, décrits en termes d’opérations (tourner à gauche, traverser la rue…). D’un côté voir et décrire dans un langage scientifique, de l’autre faire et raconter dans le langage commun.

On retrouve cette opposition dans la distinction entre la voix et l’écrit, source et paradigme de la modernité. Le mythe de la page blanche et de l’auteur maîtrisant le monde par l’écrit, tel Robinson Crusoë entamant la colonisation de son île par l’écriture d’un journal, est central dans l’Occident moderne depuis la Renaissance et la Réforme. Prenant modèle sur la Bible, les premiers penseurs humanistes visent à refonder l’histoire, la société et le monde non plus en interprétant les secrets de Dieu tels qu’ils se dissimulent dans l’ordonnancement de la création et les Écritures, mais en produisant un ordre nouveau au moyen de la Raison universelle3. L’écriture s’inscrira désormais non plus seulement sur des monuments, mais sur des corps au travers la Loi, des contrats, de la médecine et des sciences, d’une constitution explicitement écrite.

La voix devient le domaine du peuple et de la masse, la voix du peuple est cette chose crainte et mythifiée parce que non écrite que l’ont va chercher à réduire à de l’écrit, à collecter, classer, analyser, et qui parfois revient dans la pratique comme imitation. Ainsi de la diffusion des argots et dialectes qui, une fois devenus inoffensifs et proprement analysés, s’incrustent dans la langue commune. Plus encore que la voix le cri, de colère, de jouissance, de peur, de souffrance est ce qui échappe à toutes les contraintes du corps imposées par la société, au contrôle par les institutions et les multiples réseaux de pouvoir.

Peut-être toute l’expérience qui n’est pas cri de jouissance our de douleur est elle collectée par l’institution p.219

In fine, Michel de Certeau en bon catholique qu’il est s’interroge sur la persistence de “ces croyances du passé qui n’organisent plus des pratiques” que ce soit dans le domain de la religion ou de la politique. Il y aurait une usure des croyances qui sape l’autorité politique, fondée selon Hobbes justement sur la croyance. Ou plutôt qu’une usure, un transfert, la croyance n’étant pas attachée à son objet, passant de mythes en mythes.

Analyse

L’invention du quotidien est un livre un peu ardu à lire, au style parfois très universitaire caractéristique des penseurs des années 60-70, et dont la succession des chapitres ne semble pas toujours suivre un enchaînement logiquement évident. Mais c’est un livre qui résonne avec un certain nombre d’autres livres qui tournent autour de la question des rapports de domination, à travers l’histoire, dans notre société en général et dans le monde du travail en particulier, rapports de dominations qui se retrouvent plus précisèment dans les rapports entre la théorie et la pratique, entre les savoirs pratiques et théoriques, entre ceux qui font et ceux qui savent quoi faire.

Toute notre civilisation est fondée sur la spécialisation, laquelle implique l’asservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent. Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Simone Weil

Mais rejetant un déterminisme social facile, Michel de Certeau essaye de démontrer que les “dominés”, en particulier les dominés dans le domaine culturel, ou pour le dire en termes bourdieusiens les personnes peu dotées en capital social, ne prennent pas la domination dont ils font l’objet pour argent comptant, ne sont pas ignorants de cette domination quand bien même ils n’occupent pas des rond-points ni ne font la révolution. Qu’il existe une créativité du quotidien, qui n’est pas la créativité de “l’artiste” ou du “chercheur” mais qui est faite de ruses, de détournements et de détours, de “perruque”, de braconnage. Là où les producteurs donnent le sens, les consommateurs se l’approprient et le détournent.

Cette créativité, c’est celle du lecteur qui, tel le Pierre Ménard de Borgès, recrée l’oeuvre qu’il lit indifférent aux intentions et désirs de l’auteur, ou bien encore La culture des individus interrogés par Bernard Lahire qui avouent être à la fois fans de concerts de heavy metal et de la peinture de Renoir. C’est aussi celle de tous ceux qui détournent les usages des logiciels que nous écrivons, parfois de manière surprenante, ou même dangereuse. Et c’est bien pourquoi il est si important lorsque l’on souhaite faire oeuvre utile d’impliquer les utilisateurs le plus tôt possible dans le processus de développement, afin de profiter de ce feedback que nous apportent ceux qui font.


  1. La manière dont les réseaux sociaux, pensés et “marketés” comme des outils du progrès de la tolérance et de la communication, sont détournés, investis et fragmentés par de multiples groupes, se transforment en une fabrique de chambre d’échos offre une image assez saisissante de ce qu’avait imaginé M. de Certeau avant même la naissance d’Internet.↩︎

  2. Guy Debord et les Situationnistes ont théorisé (sic !) la pratique de la dérive, marche aléatoire dans les rues d’une ville pour en découvrir ou construire les diverses ambiances, conçue comme un antidote aux projets d’urbanismes des Trente Glorieuses qui ont notamment fortement transformé Paris (.↩︎

  3. C’est très proche de l’analyse que fait Foucault dans Les mots et les choses quand il décrit les transformations que la connaissance subit entre la Renaissance et l’Âge classique, puis entre ce dernier et la période moderne qui comment à la Révolution française.↩︎