Sur "Il faut s'adapter"
C’est à Fabien Lamarque et à sa recension du livre de Barbara Stiegler que je dois l’impulsion de sa lecture. Il faut s’adapter est une étude fouillée des écrits de Walter Lippmann considéré comme le père du “néolibéralisme”, et sa confrontation avec les écrits de John Dewey, l’un des fondateurs du pragmatisme.
Le néolibéralisme de Lippmann
En résumé, le néolibéralisme de Lippmann est la conjonction de:
- la croyance en l’inéluctabilité de l’économie de marché globalisée ;
- l’inadaptation congénitale du capital humain aux exigences du marché et de la compétition ;
- et donc le besoin d’un gouvernement technocratique et interventionniste susceptible de mettre en oeuvre les politiques nécessaires à l’adaptation des masses aux besoins de l’économie.
Lippmann part d’une critique du libéralisme classique, incarné sur le plan économique par la pensée d’Adam Smith et sa “main invisible du marché”, et sur le plan politique et sociétale par les Lumières et leur lutte pour la démocratie et contre les gouvernements autoritaires. Ce libéralisme a failli et n’est plus pertinent dans le contexte de la Grande Société qui est celle de la seconde révolution industrielle, mondialisée, comme le montrent les souffrances qu’elle génère pour les masses exploitées.
Contre Marx et les marxistes qui prônent le renversement du capitalisme et l’instauration du communisme, et s’inspirant de Darwin et de sa théorie de l’évolution, Lippmann considère que le problème est celui de l’inadaptation des être humains à ce nouvel environnement vu comme une force inéluctable. Il s’agit donc de promouvoir une meilleure adaptation du “matériau humain”, au travers des forces de la sélection naturelle, de la compétition et de la “Survie des plus aptes” (Survival of the fittest) qui sont les principes du darwinisme.
Mais là où Spencer et d’autres penseurs que l’on pourrait qualifier d’ultra-libéraux prônent un darwinisme social intégral et la restriction du champ d’action des gouvernements à quelques domaines régaliens, laissant libre cours aux forces du marché et de la concurrence pure et parfaite ; Lippmann considère que les masses et les individus sont incapables à eux seuls d’évoluer suffisamment rapidement et efficacement pour que cette adaptation se fasse sans d’immenses souffrances car ils sont structurellement englués dans les “stases” d’une culture déjà dépassée. Comme le montre l’histoire économique du XIXème siècle en particulier aux États-Unis, le libéralisme et la concurrence “parfaite” mènent à la création de nouvelles oligarchies et de rentes monopolistiques, soutenues par des régimes juridiques protégeant les situations acquises.
Il propose donc un modèle de gouvernement qui a pour fonction à la fois de soigner et éduquer les masses en vue de leur meilleure adaptation, et d’assurer à chacun une “égalité des chances” entendue comme la suppression de biais faussant la compétition entre individus. Ce gouvernement doit être essentiellement technocratique, formé d’experts neutres et bienveillants, et strictement encadré par le droit et plus précisèment la Common Law, un modèle juridique fondé sur la constante adaptation des règles par la jurisprudence.
Ce néolibéralisme dépasse ainsi l’opposition identifiée par Foucault entre la biopolitique du libéralisme classique visant à libérer les flux, et les techniques disciplinaires cherchant à contrôler et normaliser les corps.
Le Dewey-Lippmann Debate
À la pensée de Lippmann s’oppose celle de John Dewey, l’un des pères fondateurs du pragmatisme américain avec William James, dont elle est pourtant issue : les premiers écrits de Lippmann sont clairement dans la lignée de la pensée pragmatiste fondée sur le primat de l’expérience concrète et vécue.
Dewey lui-aussi s’inspire des thèses de Darwin, mais il les retourne contre Lippmann et les darwinistes sociaux, mettant en avant le caractère profondèment expérimental de la théorie de l’évolution et l’absence de finalité. D’une part, les individus et les groupes sont en constante interaction avec leur environnement constitué pour une grande partie d’autres individus et d’autres groupes, et l’évolution peut tout autant passer par une adaptation des individus à l’environnement qu’une adaptation de l’environnement aux individus. Les exemples abondent dans The Origin of Species d’espèces en interaction les unes avec les autres et ayant co-évolué, par exemple les fleurs et les abeilles, ou les fourmis et les pucerons.
D’autre part, l’évolution n’a pas de fin déterminée, n’est tendue vers aucun but assignable si ce n’est la continuation de la vie. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de faits sociaux qui sont le produit des actions humaines, qu’il s’agisse d’innovation technologique, d’idées, d’institutions, de pratiques, de coutumes. En considérant que l’humanité doit s’adapter au “progrès” et à l’économie de marché globalisée, les néo-libéraux commettent un contresens sur la théorie de l’évolution et ce faisant reconstruise une métaphysique, une séparation stricte des moyens et des fins.
Pour Dewey, l’évolution est expérimentation permanente aussi bien dans la détermination des fins que dans celle des moyens, ce qu’il appelle l’enquête. Et cette expérimentation permanente doit passer par un débat démocratique. De fait, la démocratie est pour Dewey liée à cette expérimentation permanente : ne peut être dit démocratique qu’une société qui promeut parmi ses membres une confrontation des idées, des choix de vie, une discussion des fins et des moyens constamment renouvelée et à laquelle tous doivent participer.
Comme pour Lippmann, l’éducation est chez Dewey fondamentale afin d’assurer une “égalité des chances”, non pas dans l’optique d’une compétition de tous contre tous mais pour permettre à chacun d’exprimer au maximum ses potentialités, et la tâche essentielle de tout gouvernement démocratique est de fournir à chacun les conditions de possibilités de cette expression.
Le décalage perçu par Lippmann et Dewey entre les schèmes de pensées, la culture, et l’état du système de production et des évolutions technologiques, est interprété par l’un comme étant négatif, comme un retard d’évolution à rattraper, à corriger ; tandis que l’autre le perçoit comme une tension dynamique et créatrice.
Lippmann quoiqu’étant interventionniste, critique le New deal de Roosevelt parce qu’il cherche à corriger les méfaits de l’économie de marché, parce qu’il est une forme de collectivisation qui corrige les effets sans s’attaquer aux causes qui sont pour lui dans ce retard de la société. Il est pourtant tout aussi interventionniste et progressiste, et c’est pourquoi il peut apparaître aux yeux d’une certaine gauche - en gros social-démocrate - comme acceptable et même pertinent. En captant à son profit le concept de progrès vu comme une marche vers l’extension indéfinie de l’économie de marché et l’adaptation parfaite des travailleurs à celle-ci, le néolibéralisme enferme ainsi toute la gauche dans ce dilemme : ou bien se rallier à la vulgate néolibérale, ou bien apparaître comme conservatrice et réactionnaire.
Résonnances contemporaines
Si je connaissais Dewey et le pragmatisme, je n’avais jamais entendu parler de Lippmann avant de lire ce livre. Et Barbara Stiegler avoue elle-même dans sa conclusion qu’il pourrait justement lui être reproché d’accorder trop d’importance à un auteur mineur quand d’autres formes d’ultra-libéralismes (Hayek, Friedman) semblent avoir un impact bien plus significatif.
Il assez clair que Barbara Stiegler attaque ici, sans le dire explicitement, l’évolution des partis de gauche, le Parti Socialiste en France et les partis sociaux-démocrates occidentaux, au cours du XXème siècle. Dans un glissement progressif sur plusieurs décennies ces partis, ayant abandonné tout horizon révolutionnaire pour le réformisme, la mise en place d’un État providence et une politique sociale favorisant “l’égalité des chances” se sont laissés coloniser par la pensée néolibérale au point de considérer l’économie de marché, la compétition mondialisée et le capitalisme comme naturels et indépassables.
D’une certaine manière l’étude Clivages politiques et inégalités sociales, qui montre l’évolution des structures de votes de la plupart des démocraties au cours des 70 dernières années, confirme cette évolution : tandis que le vote des plus riches restait ancré à droite, le vote des plus éduqués basculait à gauche, et l’on peut penser que cette bascule a été correlée à l’acceptation par une partie de la gauche des thèses néolibérales dans la lignée de Lippmann.
Résonnances personnelles
Sur un plan plus personnel, comme le disait Fabien dans son article ce livre m’oblige à me poser des questions sur la manière dont moi-même je prends part à cette idéologie néolibérale en tant que pratiquant et promoteur de pratiques “agiles”, d’une approche adaptative et évolutioniste du développement logiciel.
Au centre de cette question se pose la question du “changement” et de la tension entre stases et flux. D’une certaine manière cette tension est d’ordre anthropologique, elle est au coeur de ce que c’est qu’être humain, doué d’une raison, de la capacité à échanger des idées avec d’autres êtres humains, à rêver, à raconter des histoires et échaffauder des plans, à craindre et espérer, à respecter la “tradition” ou vouloir renverser la table. Cette tension traverse toutes les sociétés, toutes les époques, tous les êtres humains, et elle même évolue.
La Renaissance européenne et les Lumières ont modifier des équilibres séculaires mais il y a toujours eu des progressistes et des conservateurs, des pionniers et des organisateurs, des moments de notre existence où nous souhaitons que rien ne change et d’autres où nous avons la “bougeotte”, des possédants attachés à conserver leurs biens et des démunis souhaitant sortir de la misère.
Le débat entre Lippmann et Dewey est intéressant et important parce qu’il permet de comprendre que l’opposition essentielle n’est pas entre “progressisme” et “conservatisme”, entre partisans des flux et partisans des stases : il est entre ceux qui pensent et assignent à l’humanité, ou à un groupe plus restreint, une fin nécessaire - le capitalisme - laissant éventuellement la discussion ouverte sur les moyens pour y parvenir ; et ceux pour qui la fin est toujours ouverte et elle même sujette à discussion et redéfinition.
Sur le plan de l’éthique personnelle et professionnelle, cette opposition se manifeste dans la question de l’autonomie et des règles de fonctionnement du collectif : qui et comment sont définies les fins ? Lorsque le Lean, l’agilité ou toute autre technique adaptative et évolutionnaire est mise au service d’une organisation dont les fins sontr définies selon d’autres modalités, par une autorité extérieure ; lorsque ceux qui définissent les fins et ceux qui définissent les moyens ne sont pas les mêmes personnes ou sont dans une relation de subordination ; lorsque les pratiques agiles sont au service d’une définition exogène de la productivité et des résultats attendus ; lorsque ceux qui font ne sont pas ceux qui décident ou ceux qui savent, qu’ils ne peuvent mettre en doute, interroger, modifier les fins qui leur sont assignées ; alors Lippmann et le néolibéralisme triomphent, produisant l’accéleration généralisée et ses symptômes - désengagement, stress, burn-out, rage incontrôlée, complotisme - dont notre société souffre.
Mais les mêmes outils peuvent aussi, suivant Dewey et les pragmatistes, être mis au service de la définition des fins. Une équipe autonome, agile, pratiquant le TDD, le Pair-Programming, l’appropriation collective du code, la proximité avec le client final, n’est vraiment fidèle à l’idée qui sous tend l’eXtreme Programming que si elle a toute latitude pour négocier et décider de ses propres fins.