Sur "Une histoire des inégalités"

Posted on June 8, 2021

Le succès du Capital au XXIème siècle de Thomas Piketty a remis à l’ordre du jour la question des inégalités économiques, de leur justification, de leur évolution, et de la manière de lutter contre leur extension voire de les réduire. Capital et idéologie du même auteur, s’intéresse d’ailleurs plus précisèment à la manière dont différentes sociétés justifient, ou pas, les inégalités et leurs trajectoires dans différents pays au cours du siècle précédent.

Au delà du débat entre intellectuel·le·s, la question des inégalités provoque secousses politiques, tensions sociales et violences dans de nombreux pays, parfois de manière apparemment paradoxale. Tandis qu’en France, société relativement égalitaire comme la plupart des pays d’Europe continentale, les Gilets Jaunes ont porté pendant de longs mois la revendication d’une société plus égalitaire et plus juste ; aux USA, pays développé le plus inégalitaire, l’épisode trumpiste s’est achevé (temporairement ?) par la prise d’assaut du Capitole. Il peut paraître étrange de rapprocher ces deux mouvements, mais il me semble qu’ils sont les archétypes de deux réactions possibles du corps social face à des inégalités de capital et de revenu croissantes considérées comme illégitimes, comme issues de captation de la rente par des élites dont plus rien ne justifie la domination.

Le livre de Walter Scheidel, Une histoire des inégalités, sous-titré de l’âge de pierre au XXIème siècle, semble tomber à point pour essayer de comprendre d’où viennent ces inégalités et comment, historiquement, elles ont évolué. Plus précisèment, W.Scheidel étudie les différentes causes de réduction des inégalités observées au cours de l’histoire sur le temps long, comme le sous-titre l’indique. Disons le d’emblée : ce n’est guère réjouissant ! La thèse principale du livre, étayée par des années de recherche et une bibliographie de 67 pages, est que les inégalités économiques n’ont pu être sensiblement et durablement réduites que par l’effet d’un ou plusieurs des quatre cavaliers comme les nomme Scheidel : la guerre de masse, les révolutions transformatrices, l’effondrement des états et les pandémies. Les périodes de paix et de stabilité institutionnelles prolongées ont toutes eu pour effet d’accroître les inégalités, parfois jusqu’à des niveaux stratosphériques.

Le livre

Le livre est divisé en sept parties : une histoire des inégalités, puis quatre parties consacrées chacune à l’un des “cavaliers”, la guerre, la révolution, l’effondrement et la pandémie, une sixième partie consacrée aux “autres solutions” pour réduire les inégalités, enfin une dernière partie pour l’état des lieux actuels et un exercice de prospective. Un appendice est dévolu à une analyse théorique des limites de l’inégalité et, partant, des possibilités de comparaisons entre époques.

Le contenu est typique des livres grands publics issus de travaux universitaires : bien écrits, denses, parfois un peu répétitifs dans l’égrénage des statistiques et des différents cas étudiés, et bourrés de notes de bas de pages renvoyant à la copieuse bibliographie, le tout sur un peu plus de 750 pages. Les chapitres sont découpés en sections dont les titres sont systématiquement des citations d’origines, comme celle-ci

Ainsi furent-ils tous détruits

qui est tirée de la Chronique des quatre premiers Valois et parle de la jacquerie de 1358.

La guerre

La partie sur la guerre est la plus longue, sans doute parce que les événements relatés sont proches de nous et nous en ressentons encore les effets, et aussi parce que l’impact des deux guerres mondiales sur les inégalités a certainement été l’un des plus massifs qui se soit jamais observé dans toute l’histoire humaine, au point que la période 1914-1950 soit nommée La grande compression.

Seules les guerres totales du XXème siècle ont réduit les inégalités de manière significative. À elle seule, la guerre n’est pas un vecteur d’égalisation et aurait même tendance à renforcer les inégalités comme le montrent les conséquences des innombrables guerres de conquêtes de l’histoire. Ceci vaut y compris pour des guerres civiles, même de grande ampleur comme le fût la guerre de Sécession américaine : la libération des esclaves sans indemnités a certes constitué une forme de “destruction de capital” importante mais n’a pas vraiment eu d’impact à long terme sur les inégalités, les esclaves libérés se transformant en ouvriers agricoles mal payés.

Si les guerres du XXème sont parvenues à un tel résultat, ce n’est pas uniquement du fait des destructions massives de capital et des immenses pertes humaines qu’elles ont causées. La guerre de masse implique une mobilisation de masse qui n’est possible et acceptable, en particulier dans les régimes démocratiques, que si les gouvernements et les dominants sont prêts à faire des concessions aux dominés. Par ailleurs, les immenses besoin en main d’oeuvre et capital impliquent un contrôle étroit de l’État, une mobilisation des capitaux et de toutes les ressources qui nécessairement impactent beaucoup plus les riches que les pauvres.

L’effet égalisateur de la mobilisation en masse et de la conscription universelle ne se retrouve, en dehors du XXème siècle, que dans une société connue : la Grèce classique dex Vème-IVème siècles avant l’ère chrétienne. Bien sûr, l’égalité ne concernait que les citoyens et donc pas les esclaves ni les femmes, mais dans cette catégorie l’égalité était réelle et a perduré à Athènes sur deux siècles environ, quand elle a périclité assez vite à Sparte.

J’ajouterai, bien que l’auteur n’en parle pas, qu’Israël au moins à ses débuts pourrait constituer un autre exemple d’une société dont l’égalitarisme est le produit de la guerre, conçu comme un état permanent et impliquant l’ensemble des citoyens.

Les effets égalisateurs de la guerre de masse ont été observés y compris dans des pays qui n’étaient pas belligérants comme la Suède, la Suisse ou la péninsule espagnole. Il n’y a que dans des pays éloignés du conflit, en Amérique du Sud, que la déségalisation s’est poursuivie .

Le cas du Japon est étudié en détail par Scheidel, et permet d’apprendre que l’égalisation déjà à l’oeuvre du fait de l’effort de guerre a été amplifiée par les politiques redistributives - distribution des terres, sécurité sociale, compression des salaires, impôt extrêmement progressif - mises en oeuvre sous l’impulsion des vainqueurs, autrement dit les américains qui eux-mêmes à l’époque ont mis en place de telles mesures.

La révolution

Les révolutions communistes du XXème siècle, russes, chinoises, vietnamiennes et autres, ont été elles aussi très efficaces pour égaliser revenus et patrimoines : en URSS et dans la Chine communiste quelques années après la prise de pouvoir, le coefficient de Gini des revenus utilisé par l’auteur comme principal outil de mesure des inégalités, était tombé autour de 20% soit parmi les taux les plus bas jamais observés.

Il est certain que la Grande compression d’après-guerre dans les pays occidentaux et la mise en place de mesures sociales sans précédent est aussi le résultat de la Guerre froide, un moyen de lutter contre la contagion révolutionnaire.

Comme pour a guerre, en dehors du XXème siècle, les révoltes et révolutions n’ont jamais produit d’effet significative et durable sur les inégalités. Curieusement, ce constat est vrai même pour la Révolution française qui a été “timorée” et n’a jamais remis en cause la propriété privée comme l’ont fait les révolutions communistes, ce qui a eu pour conséquence de ne modifier les inégalités qu’à la marge.

Et comme le souligne la citation ci-dessus, toutes les autres révoltes, jacqueries, guerre des pauvres, émeutes connues ont échouées à changer quoi que ce soit ayant été la plupart du temps écrasées dans le sang, y compris en Asie où la révolte des Taiping, qui a pourtant causé la mort de 30 à 50 millions de personnes.

L’effondrement

De nombreux effondrements d’États ont eu lieu au cours de l’histoire dont on sait qu’ils ont produit une diminution des inégalités: Cités-États et royaumes mésopotamiens (Ur, Akkad, Sumer), royaumes mycéniens et crétois, empires mayas, empire romain sont quelques exemples détaillés par Scheidel. Mais les exemples modernes et contemporains sont beaucoup plus rares, voire presqu’absents. Seules la Somalie après la chute du dictateur Siyad Barre semble présenter les caractéristiques d’un effondrement total ayant engendré une diminution des inégalités du fait de l’éviction d’une élite prédatrice.

Ce lien entre inégalité et État, ou entre égalité et absence de pouvoir central, a aussi été mis en avant par les travaux de James C. Scott notamment dans Against the Grain qui montre l’extraordinaire faiblesse des premiers états agricoles du Croissant fertile. Les élites militaires de ces États ne disposaient pas des moyens dont disposeraient leurs descendants pour imposer sur le long terme leur pouvoir à des populations toujours enclines à fuir le pouvoir central, l’exploitation, sujettes à des épidémies meurtrières et à des guerres de conquêtes destructrices.

L’épidémie

L’humanité et les civilisations ont été confrontées très tôt aux épidémies, en fait dès les débuts de l’agriculture et de la domestication d’animaux. Dans Guns, Germs and Steel J.Diamond émet l’hypothèse que l’exposition à des maladies plus sérieuses, plus vite, à plus grande échelle a été l’une des raisons principale de l’émergence précoce d’États plus structurés, plus puissants, bref de la civilisation sur le continent euriasiatique.

La plupart des épidémies ayant eu un impact significatif sur les inégalités ont eu lieu dans la haute antiquité, mais il en est néanmoins quelques unes plus récentes auxquelles W.Scheidel a pu attribuer un impact considérable, essentiellement des épidémies de peste : la peste antonienne au IIème siècle, la peste justinienne au VIème qui a causé la division par 2 ou 3 de la population de Byzance, et surtout la Peste Noire qui a démarré au XIVème siècle et a connu des répliques de moindre ampleur jusqu’au XVIIème.

Cette pandémie qui a aussi sévi dans une moindre mesure en Asie a causé la mort de 30 à 50% selon les pays de la population européenne et méditerranéenne. Ses effets sur les inégalités sont assez bien documentés notamment en Angleterre, ont été massifs mais n’ont duré qu’environ 1 siècle : du fait de la disparition de la main d’oeuvre dans une société essentiellement agricole les salaires ont augmenté, parfois considérablement, au point que certains gouvernements ont voulu légiférer et limiter les salaires des journaliers et artisans ; des produits qui étaient auparavant réservés à une élite (viande, fourrures, animaux) se sont diffusés dans une plus large fraction de la population ; le commerce international s’est effondré ce qui a particulièrement touché les fractions les plus riches de la population.

Mesurer les inégalités

Dans ses livres, aussi bien Le capital au XXIème siècle qu’Idéologie et capital T.Piketty critique l’usage trop exclusif du coefficient de Gini comme mesure des inégalités et lui préfère un instrument plus précis : la distribution des richesses, revenus ou patrimoine, par décile ou par centile. Un même coefficient de Gini peut en effet être produit par des distributions différentes des inégalités relatives.

C’est pourtant cette mesure que W.Scheidel retient, essentiellement parce qu’il est très difficile de reconstruire pour des sociétés anciennes, et même pour certaines sociétés modernes, ces distributions de revenus.

Mais il introduit aussi une autre mesure, très intéressante, qu’il appele le taux d’extraction soit le pourcentage du maximum d’inégalité possible dans un contexte économique donné. Ce taux est relatif à un niveau de revenu par habitant donné : intuitivement, plus une économie est riche, plus le potentiel d’inégalité est élevé, les dominants ayant la possibilité de capter de plus grandes richesses à leur profit. La limite basse est constituée par le seuil de subsistance : même dans les société les plus inégalitaires, les pauvres doivent survivre pour continuer d’être exploités par les riches.

La relation entre maximum d’inégalité et revenu par habitant définit une frontière des inégalités : une société sera d’autant plus inégalitaire qu’elle sera proche de cette frontière. Toutes les sociétés modernes issues de la Grande compression sont loin de cette frontière.

Les choses deviennent moins nettes lorsqu’on prend comme base non plus le revenu de subsistance absolu, soit 300$ de 1990, mais un niveau relatif par exemple le seuil de pauvreté. Mécaniquement, le taux d’inégalité maximal diminue et le Taux d’extraction augmente rapprochant les économies modernes les plus égalitaires comme les USA ou le Royaume-uni de sociétés anciennes très inégalitaires comme l’angleterre victorienne, la Florence du quattrocento ou même l’empire romain.

Les égalisateurs “pacifiques”

La dernière partie du livre consacrée à l’analyse des moyens “non-violents” de réduire les inégalités dont on a pu mesurer les effets est assez déprimante et se résume aisément : il n’y a aucun exemple d’une société ayant réussi à réduire significativement et durablement les inégalités par des réformes pacifiques. Tous les cas cités par l’auteur, notamment ceux de réformes agraires dans des sociétés post-coloniales, sont toujours sous-tendus par la menace de la violence interne ou externe.

Malicieusement, W.Scheidel ne manque de faire remarquer que les innombrables propositions de sommités intellectuelles mondiales, y compris T.Piketty, pour réduire massivement les inégalités sont pour la plupart d’entre elles concrètement inapplicables.

Ce qui pose bien sûr la question de l’avenir des inégalités que nous connaissons actuellement et dont on sait qu’elles ont cru depuis 30 ou 40 ans. Et poser la question c’est déjà d’une certaine manière y répondre…

Conclusion

Ce type de livre est toujours impressionant et passionnant par sa capacité à brasser les millénaires, les chiffres, les études savantes, les civilisations les plus diverses et à les intégrer dans un grand récit au service d’une thèse. N’ayant ni la capacité ni les moyens de critiquer les données sur lesquelles il s’appuie, et encore moins de reproduire l’analyse comme devrait le faire tout scientifique, je ne peux qu’essayer de comprendre et analyser l’argumentation produite qui, il faut le bien le dire est assez convaincante.

Le grand mérite de ce livre est qu’il pose directement ou indirectement plein de questions, telles que :

Si le retour de l’un des “quatre cavaliers” paraît peu probable à court terme, il est un cinquième cavalier qui parait tout aussi redoutable aujourd’hui, c’est le risque d’effondrement induit par la destruction de la biosphère. Scheidel identifie des épisodes climatiques exceptionnels comme cause d’effondrement de certaines sociétés (la sécheresse pour les mayas), mais n’évoque pas le changement climatique proprement dit.

Immédiatement après l’avoir fini, j’ai commencé de lire S’engager dans la lutte des classes de L.Denave, un récit de l’intérieur autant qu’un essai sur le mouvement des Gilets Jaunes. L’auteur évoque notamment le refus viscérale de la plupart des GJ de “s’organiser”, de “structurer” le mouvement, d’avoir des représentants ou une hiérarchie. À la lumière d’Une histoire des inégalités je ne peux m’empêcher de penser que tout mouvement prétendant lutter sérieusement contre les inégalités n’a que deux options à sa disposition : fuir pour vider le pouvoir de sa substance, ou prendre le pouvoir par la force ; et doit accepter d’en payer le prix : There Will be Blood.