Sur "Études sur Tchouang-Tseu"
Études sur Tchouang-Tseu est un livre de Jean-François Billeter sur une des oeuvres les plus importantes de la “philosophie” classique chinoise. Il fait suite à Leçons sur Tchouang-Tseu et, de la même manière que celui-ci, regroupe des articles et études unis par les thèmes de la traduction, l’accès à la pensée chinoise, et les passerelles avec la philosophie occidentale.
J’avais aussi beaucoup apprécié son Contre François Jullien, une critique au scalpel d’un courant de pensée puissant et répandu qui fait de la Chine et de la civilisation chinoise un Autre absolu, un univers sur lequel nos catégories occidentales et notamment ce qu’il est convenu d’appeler les Lumières ne peuvent s’appliquer. J.-F. Billeter démontre que cette idée est non seulement fausse, car la pensée et la civilisation chinoise peuvent très bien être compris par des occidentaux, mais qu’elle sert une idéologie qui vient de très loin et qui a repris de la vigueur récemment du fait du formidable accroissement de la richesse et de la puissance de la Chine, une idéologie visant à légitimer l’exercice d’un pouvoir despotique et impérial et à museler toute critique, intérieure autant qu’extérieure, envers ce pouvoir.
Résumé
Les “Études …” apparaissent moins polémique et politique en première instance, mais comme dans ses autres livres, J.-F. Billeter s’attache à décortiquer et clarifier le texte, à nous le rendre dans une langue familière et simple qui en préserve l’esprit et le sens, en tout cas tel qu’interprété par le traducteur, et se débarasse des lourdeurs qu’une traduction trop littérale apporterait. Le livre comprend 4 chapitres principaux qui chacun s’attache à étudier un texte particulier du Tchouang-Tseu, analysant à la fois les problèmes liés à la traduction du texte, l’histoire du texte et de ses commentaires, et enfin proposant une interprétation du texte et ses liens avec d’autres concepts.
À ces quatre chapitres directement sur le Tchouang-Tseu sont accolés divers textes autour de ce thème : un texte sur la vie de Confucius et les problèmes que posent sa biographie officielle et l’interprétation des Entretiens, un court texte sur Seu Ma-Ts’ien, un autre détaillant les difficultés de traduction d’un très court passage du Tchouang-Tseu où il est question d’un faisan, une description du processuss de traduction tel qu’il devrait être enseigné, enfin une présentation de l’hypnose, de son histoire, et des ses relations quelque peu tumulteuses avec la pensée scientifique et philosophique dominante, et un très court texte comparant le cogito cartésien et la pensée de Tchouang-Tseu.
Vouloir & non-vouloir
Le livre fait un parallèle à première vue surprenant entre la pensée de Tchouang-Tseu telle qu’exprimée dans ses textes, et l’hypnose notamment ericksonienne. Billeter suggère que le sage pratique une forme d’hypnose pour amener le “patient”, en l’occurence le disciple ou le prince qui a sollicité les conseils du sage, au travers d’un dialogue, à un choc, une prise de conscience et de distance avec l’activité quotidienne, qui le met dans un état de “transe”.
Une fois dans cet état, la personne est en position de “surplomb” par rapport à l’activité habituelle de sa conscience, elle atteint une sorte de non-vouloir, de pure activité, elle a fait un pas de côté et est du côté du Ciel : ce qu’elle fait est de l’ordre de l’évidence, elle est en parfait accord avec son être profond et celui du monde. Elle est “guérie” des maux usuels de l’homme en société : ambition, orgueil, servilité, rapacité, violence…
Il y a de nombreux parallèles entre cette interprétation du Tchouang-Tseu et des courants de pensée plutôt minoritaires en occident. Je pense notamment à la phénoménologie et sa pratique de l’époché – la suspension du jugement sur la réalité du Monde, toute la réflexion de Husserl sur “le monde la vie” et le “retour aux choses mêmes”. On pense aussi à Merleau-Ponty et à la Phénoménologie de la perception qui montre tout ce qu’il y a de subjectif et d’inscription corporelle dans notre perception du monde et donc toute l’importance du travail de l’esprit pour se détacher de nos préjugés et préconceptions pour une meilleure harmonie, pour un être au monde rempli de la plénitude de l’évidence.
Tchouang-Tseu lu par Billeter est une critique radicale de l’intentionalité et de la conscience rationelle ou rationalisante, et plaide pour une attitude non pas détachée et “cynique” comme l’ont voulu ses commentateurs, mais au contraire engagée envers la vie, l’expérience concrète, et contre toutes les formes de pouvoirs.
Idéologie impériale
En retraçant l’historique du Tchouang-Tseu, de ses éditions, de ses commentateurs ; en essayant de reconstruire ce qui dans le livre qui nous est parvenu peut être attribué à une personne nommée Tchouang-Tseu et ce qui est l’oeuvre de disciples ou de commentateurs ; en analysant de manière sérrée les traces philologiques, le contexte, les oeuvres l’ayant précédé et celles qui lui sont contemporaines, Billeter révèle deux choses : d’une part la profonde radicalité du Tchouang-Tseu qu’il conçoit comme un penseur libertaire et anarchiste, et d’autre part le travail d’absorption de cette radicalité par les idéologues de l’empire naissant des dynasties Qin et Han.
Le taoïsme et le confucianisme se muent en religions et idéologies officielles de l’empire, se focalisant sur l’importance des rites, du respect des hiérarchies sociales et naturelles, enjoignant les intellectuels (les lettrés) à ne pas s’engager tout en servant le pouvoir en place. Au fur et à mesure de l’unification de la Chine et de sa centralisation, l’idéologie impériale se solidifie, sacralise l’empereur et l’édifice du pouvoir au point de chercher – et presque parvenir – à supprimer toute critique. Et le Tchouang-Tseu se voit enrôlé dans cette guerre séculaire, son apologie du “pas de côté” et du non-vouloir transformés en idéal de détachement, presque de dissimulation, vis-à-vis des dirigeants et du pouvoir ce qui concrètement ouvre la voie à une “collaboration” active des lettrés avec ce pouvoir impérial considéré comme un mal nécessaire à distance duquel le sage apprend se tenir.
À rebours de cette (re)lecture orthodoxe, Billeter voit dans le Tchouang-Tseu un penseur de la liberté individuelle contre le despotisme des princes, un penseur de la vie réellement vécue, de l’expérience concrète contre les apparences et faux-semblants de la vie sociale.
Langage & traduction
Tchouang-Tseu est aussi un “philosophe” du langage qu’il voit comme outil de séparation, de catégorisation de l’expérience, de constitution d’oppositions en contradiction avec l’unité du vivant et de l’expérience, ce qui n’est pas sans rapeller Wittgenstein et sa célèbre conclusion du Tractatus. Pour Tchouang-Tseu, l’on peut soit se perdre dans l’arbitraire du langage et croire que discours et réalité sont une même chose, ce qui mène au dogmatisme, soit le concevoir comme un outil essentiel à notre prise sur le monde, au service de l’action, de la situation. C’est cet usage raisonné du langage, à bon escient, en pleine conscience de la situation, qui distingue le sage du commun.
Une grande partie du livre tourne autour des problèmes de langage et de langues, et bien sûr, autour des problèmes de traduction. Billeter s’attache à rendre les textes du Tchouang-Tseu dans un français clair, quitte à trahir la structure littérale de la phrase qui, lorsqu’elle est préservée, mène à des traductions baroques et absconses. Il s’explique en détail sur son approche de la traduction dans un des derniers chapitre du livre où il confesse ses difficultés en tant que professeur pour transmettre à ses étudiants cette idée qu’un texte bien traduit est non seulement fidèle au sens originel, proche du style de l’auteur, mais aussi conforme aux usages et beau en soi dans sa langue de destination.
La traduction d’un texte littéraire passe donc par cinq phases:
- la traduction aussi précise que possible du texte originel en français ;
- l’imagination du contenu du texte, sa mise en image dans l’esprit ;
- l’expression en français du contenu imaginé, c’est à dire la réinterprétation en français du contenu du texte ;
- la vérification de l’adéquation entre le texte français obtenu en 3 et le texte chinois originel, au besoin par un retour à l’une ou l’autre des étapes précédentes ;
- enfin, le réglage fin du texte final pour en faire un tout cohérent.
Dans ce travail, le traducteur est au service de l’auteur et du texte chinois comme un musicien est au service du compositeur. Il y a donc une part, essentielle et irréductible si l’on souhaite obtenir un texte à la fois fidèle et de qualité, d’interprétation dans le travail de traduction. L’imagination, la faculté à se représenter les images et idées du texte originel, à le concevoir joue aussi un rôle que l’on pourrait trouver surprenant mais qui est dans le droit fil de cette maxime célèbre de Bossuet:
Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire nous viennent aisément
Il y a plus que de l’analogie dans le travail de conception d’une application ou d’un système à partir de “spécifications” d’utilisateurs, exprimées en langage naturel : au moins en ce qui concerne la partie proprement “métier” d’un programme, coder c’est le plus souvent traduire. Mais ce que souligne J.-F. Billeter c’est que la traduction n’est jamais pure exécution, pure objectivité, si l’on veut que la traduction atteigne son but, il faut interpréter le texte source. C’est un processus à la fois très technique, demandant des connaissances et compétences précises, une rigueur sans faille, et très créatif.
C’est aussi un processus itératif, fait de constants allers et retours entre le texte traduit et sa source, de validation et de vérifications, de déplacements et de réarchitectures, jusqu’à parvenir à la “bonne” traduction, celle qui rendra finalement dans la langue cible la voix et le contenu de sa source.
Conclusion
J’ai aimé ce texte, ou plutôt ces textes et j’espère avoir donné envie au lecteur de se plonger dans les textes de Billeter consacrés au Tchouang-Tseu, à la Chine, à son travail de traducteur. Dans les temps actuels, sa voix rationnelle et précise, sa compréhension fine de la Chine et du chinois, sa volonté de contrer le préjugé de l’altérité supposée de la civilisation chinoise qui rendrait toute tentative de lui appliquer nos schèmes de pensées caduque, et partant légitimerait les gouvernements dictatoriaux qui s’y sont succédé depuis deux millénaires, son insistance à nous rendre proche un penseur aussi lointain que Tchouang-Tseu, quasi contemporain d’Aristote mais parvenu jusqu’à nous récemment, à relier sa pensée à des problèmes qui nous sont fondamentaux (liberté de pensée, limites du langage, relation au monde de la vie), sont essentiels.