Debord / Baudrillard
Le situationnisme est un humanisme
La lecture récente de Simulacres et simulations de Jean Baudrillard m’a laissée un peu perplexe. Si le livre est très bien écrit et s’il est indéniable que Baudrillard a été visionnaire dans sa critique de l’hypertrophie du sens et du discours qui noie le réel, son nihilisme assumé m’ennuie. J’ai eu envie dans ce court texte de confronter ce que j’ai compris de sa pensée à celle d’un autre grand contempteur de la société capitaliste, Guy Debord.
Pour Debord, le spectacle est la subversion du réel par la marchandise, la soumission d’une part de plus en plus croissante des rapports humains à la logique spectaculaire marchande. Cette critique part de l’art, muséifié, momifié, marchandisé, spectacularisé (le premier geste critique de Debord est une manifestation au festival de Cannes) puis passe à la moulinette tous les domaines de la vie : urbanisme, économie, architecture, relations internationales, écologie, éducation. Le situationnisme est une lutte contre le spectacle visant à remettre la vie et les rapports humains immédiats au centre de l’existence, en ce sens ce n’est pas tant une théorie qu’un foyer de pratiques concrètes visant à réinvestir, redonner du sens aux rapports humains.
La construction de situations ne vise pas autre chose qu’à produire collectivement des moments éphémères de haute intensité du réel qui échappent par essence à la logique spectaculaire Le jeu, la dépense somptuaire sans contrepartie, le sexe, l’alcool, le dérèglement de tous les sens, le rejet de toutes les conventions de la vie bourgeoise (travail, famille, patrie) sont les constantes de Debord.
L’auto-dissolution de l’IS et l’exclusion systématique de nombreux membres au cours de sa brève existence est l’illustration de cette stratégie du “refus de parvenir”, du rejet de toute postérité, de toute construction pérenne, de toute institution qui puisse capturer l’existence et la recycler dans du spectacle.
La vie de Debord lui même est une suite de situations culminant avec mai 68 et poursuivies jusqu’à sa mort dans le refus de jamais travailler, d’être en relation marchande avec qui que ce soit, la volonté d’être maître de son existence jusqu’au bout. Comme le dit Debord lui-même dans Commentaires sur la société du spectacle (je paraphrase et cite de mémoire) : “Toute mon existence aura été tournée vers ce seul objectif qui est de nuire à la société spectaculaire marchande.” En conséquence, il a toujours refusé et lutté contre toute forme de “publicité”, toute “vulgarisation” de sa pensée, toute comprimission avec l’univers médiatique, pour finir dans les années 80 par être parmi les intellectuels français les plus cités et les moins visibles.
Ce qui fait l’originalité et le force de Debord et de l’IS c’est qu’ils ont toujours été activement engagés dans la lutte contre cette société qu’ils critiquent avec force, proposant des actions et des formes de vies alternatives concrètes. Il ne s’agit jamais d’une pensée déconnectée de l’existence, d’une pensée qui ne serait que critique, mais il s’agit de lutter activement, par tous les moyens, sous tous les aspects, contre le spectacle.
Baudrillard approfondit la critique situationniste, explicitement citée dans Simulacres & simulations, de la médiation et du spectacle mais il cherche à aller plus loin: là où les situs pensaient le spectacle comme un masque sur le réel destiné à maintenir et étendre l’emprise du capital, Baudrillard affirme qu’il n’y a même plus de réel, que le spectacle, les simulacres, ont “dévoré” le réel, que “la carte a remplacé le territoire.”
Les péripéties, les événements, le “réel” ne sont plus que les éléments d’une immense simulation destinée à maintenir l’illusion de l’existence d’un réel, d’enjeux de pouvoirs et de luttes idéologiques. Le Watergate, la détente russo puis sino-américaine, le Vietnam, l’accident nucléaire de Three Miles Island précédé de peu par le film Le syndrôme chinois, Beaubourg, les hypermarchés, Disneyland, la publicité… sont quelques uns des artefacts de la post-modernité qu’il convoque à l’appui de sa thèse. L’hypertrophie du sens et du discours, y compris “de gauche” sur la question sociale, masque ou tente de masquer le vide du réel.
La dissuasion - nucléaire, sécuritaire - maintien le réel comme en suspens, produit un glacis sur le réel en attente de l’inévitable catastrophe toujours repoussé à l’horizon. Le terrorisme est ambigü, car en tant que catastrophe authentique il réintroduit du réel dans la simulation, mais il vient aussi renforcer ce qu’il prétend détruire en réactivant la simulation de la normalité et du réel une fois la catastrophe passée.
Pour le dire autrement, dans le monde hyperréel tout fait sens, tout test saturé de sens et est récupérable et récupéré. Mais personne n’est dupe et ceux qui regardent de la téléréalité, par exemple, savent très bien qu’il s’agit d’un simulacre à moitié scénarisée, mais cela n’a aucune importance. Il n’y a plus d’extérieur ou d’alternative, et la seule option qui reste c’est le nihilisme dont se réclame explicitement Baudrillard dans le dernier chapitre de Simulacres et simulations.
Contrairement à Debord, Baudrillard a toujours fait partie du système qu’il dénoncait : il a été professeur de lycée et d’université, invité à donner des conférences et des séminaires aux quatre coins de la planète ; il a été marié (2 fois) et a eu des enfants ; il a exposé ses photographies dans des musées et des galeries d’art…
C’est à mon sens l’aporie principale de son post-modernisme : la critique, aussi percutante et visionnaire soit elle, se dissout elle aussi dans l’hyper-réel du fait de l’anomie qu’elle induit, se perd dans l’infini de la récupération et des jeux de miroirs de la séduction du spectacle, là où Debord et l’IS tracent un chemin d’existence concret, joyeux et bordélique.
Là où Baudrillard a tendance à “se taper des poses”, Debord agit et c’est en ce sens que le situationnisme est un humanisme pour reprendre une formule célèbre.