Sur "Le paradigme de l'art contemporain"
Le paradigme de l’art contemporain est un livre relativement court de Nathalie Heinich sociologue française spécialiste du monde l’art et de la création, et par ailleurs ancienne thésarde de Pierre Bourdieu ! C’est aussi un personnage assez controversé dans le milieu de la sociologie et plus généralement intellectuel français, quelqu’un dont les positions anti-islamistes, conservatrices sur les questions de genre, et plus récemment “anti-wokistes” ont suscité des critiques, notamment sur le manque de scientificité de ses travaux sociologiques et un sous-texte très politique dissimulé derrière une prétendue “neutralité axiologique” invoquant les mânes de Max Weber.
N’étant pas sociologue je ne me prononcerai pas sur la qualité scientifique de son travail, mais celui-ci a tout de même été sanctifié par un poste de directeur de recherche au CNRS et plusieurs chaires d’enseignement dans des universités prestigieuses, donc je lui accorderai le bénéfice du doute. Et ce d’autant plus que ce livre-ci n’est pas particulièrement polémique ni politique, ou qu’à tout le moins elle n’y exprime aucun jugement sur la valeur de l’art, des artistes ou des oeuvres qu’elle décrit.
Changement de paradigme
N.Heinich cherche à démontrer dans ce livre que l’art dit contemporain n’a rien à voir avec des questions de dates mais constitue un changement de paradigme aus sens que donne Thomas Kuhn à ce mot dans son célèbre ouvrage d’épistémologie, La structure des révolutions scientifiques.
Selon Kuhn, la “science en action” comme le dirait Latour, l’activité scientifique connait essentiellement deux régimes : un régime de croisière, et un régime de crise. Le régime de croisière forme le quotidien ordinaire des scientifiques, celui où les faits sont accumulés et viennent renforcer les théories existantes, où les théories sont raffinées et étendues. Le régime de crise, comme son nom l’indique, survient quand les théories existantes ne suffisent plus à rendre compte des faits, ou quand l’intégration de nouveaux faits induits des complications menant à plusieurs théories concurrentes. Le paradigme nouveau est ce qui permet de dépasser les périodes de crise et de définir un nouveau “régime de croisière”, un ensemble théorique et pratique que la communauté scientifique considère comme plus satisfaisant que l’ancien pour tout ou partie du domaine.
Les changements de paradigmes les plus célèbres sont intervenus en physique, avec le passage de la mécanique ptoléméenne à la mécanique newtonienne, puis à la relativité ; ou encore le passage de l’atomisme à la mécanique quantique. En biologie, on pensera au passage du fixisme à la sélection naturelle de Darwin. Ces cas sont intéressants car ils montrent qu’un paradigme ne remplace pas nécessairement l’ancien (on continue d’enseigner et d’utiliser la mécanique newtonienne) ou qu’il est en concurrence avec d’autres (le lamarckisme est supplanté par le darwinisme mais il ressurgit périodiquement).
Classiques et modernes
Selon N.Heinich, l’art contemporain présente des caractéristiques similaires aux paradigmes scientifiques : c’est un fait social, il surgit en période de “crise” et permet de dépasser celle-ci, il ne supplante pas complètement les paradigmes précédents, mais il est radicalement différent de ceux-ci et tend à prendre une place de plus en plus grande dans son domaine. Ce nouveau paradigme, qu’elle va s’attacher à décrire dans les différents chapitres du livre, s’oppose aux paradigmes précédents que sont l’art moderne et l’art classique.
L’art classique se caractérise grossièrement par la prééminence du sujet, ou plutôt d’un but dans l’oeuvre - commande d’état, portrait, thèmes religieux, la recherche du Beau, la représentation de la nature et de l’homme, l’acceptation d’une hiérarchie dictée par la technique artistique et picturale, l’existence d’un style potentiellement reproductible et imitable. L’art classique est d’ailleurs le domaine privilégié des faussaires.
Dans l’art moderne, qui s’impose à la fin du XIXème siècle mais dont on peut tracer les prémices bien avant, par exemple dans les oeuvres de Goya ou même de Brueghel, c’est l’expressivité qui prime, la transmutation des états intérieurs de l’artiste en oeuvre (peinture ou sculpture), la transmission d’une émotion potentiellement violente (Guernica, Le cri). La technique devient secondaire et les artistes se libèrent du carcan de la toile et de l’huile, imposant de nouveaux matériaux et outils - collages (Braque, Picasso), peintures ou encres variées, incorporation de matériaux dans la toile, travail sur la matière (Soulages). Mais surtout, le sujet disparaît et nait l’abstraction.
L’art abstrait n’est pas monolithique, il est traversé de multiples courants plus ou moins géométriques, plus ou moins conceptuels, mais que ce soient Braque, Malévitch, Kandinsky, ou Pollock, tous utilisent l’absence de représentation d’un sujet pour exprimer une intériorité, des émotions, un point de vue particulier sans sortir radicalement du cadre de l’art. Un artiste même moderne, est un individu singulier qui produit des oeuvres faites pour être regardées, admirées, observées, éventuellement analysées.
Bien qu’il s’oppose explicitement au classicisme, l’art moderne ne se situe pas moins dans la filiation de l’art classique.
Le geste contemporain
De manière assez classique, N.Heinich attribue la naissance de l’art contemporain à Marcel Duchamp et à la tentative d’exposition de son ready-made Fountain en avril 1917, à New-York. Par ce geste, Marcel Duchamp fonde le paradigme contemporain caractérisé par l’effacement de l’oeuvre concrète au profit d’un discours critique, explicite ou implicite, sur la situation de l’oeuvre, de l’artiste, du spectateur et plus globalement de l’ensemble du “système” de l’art.
Mais chose intéressante, la légende de Fountain est assez largement apocryphe. C’est une reconstruction a posteriori, polie à partir des années 50 et 60 par un travail de communication fort habile de Duchamp et d’autres artistes fascinés par la radicalité des ready-made. L’original n’a jamais été exposé et a été perdu, et ce sont 6 copies que Duchamp vend dans les années 50 et 60 à de grands musées. Ce sont donc ces années d’après-guerre qui voient véritablement l’art contemporain prendre le pas sur l’art moderne, un changement de paradigme donc, entériné par l’attribution du Grand Prix de la Biennale de Venise à Robert Rauschenberg.
Ce glissement de l’art moderne vers l’art contemporain ne survient pas dans le vide, il accompagne ou manifeste dans l’ordre symbolique la transition d’un monde dominé par l’Europe vers un monde dominé par l’Amérique : la “capitale mondiale de l’art” n’est plus Paris mais New-York. N.Heinich n’en parle pas du tout, mais ce monde d’après-guerre est aussi dominé par une autre super-puissance, l’URSS, qui joue aussi un rôle dans le monde de l’art du fait du tropisme communiste de nombreux artistes. Mais les artistes “engagés” ou “compagnons de route” du communisme penchent plus souvent du coté de l’art moderne que de l’art contemporain, à commencer par Picasso. L’URSS était à l’avant-garde de l’art dans l’entre-deux-guerres par exemple avec des mouvements comme le constructivisme ou le suprématisme (Malevich), mais le stalinisme et la guerre l’ont fait basculer dans le camp d’un certain conservatisme en art quand la doctrine officielle glorifie le réalisme socialiste et son esthétique tirant sur le kitsch.
Il est par ailleurs connu que la CIA a financé des expositions permettant d’accroître la visibilité d’artistes américains du courant de l’expressionisme abstrait, tels que Pollock, Rothko, ou De Kooning, dans l’immédiat après-guerre, dans le but de contrer l’URSS positionnée sur le terrain dudit réalisme socialiste. Or ces artistes, s’ils jouent un rôle de précurseurs dans l’émergence du contemporain, n’en font pas partie : ils sont encore du côté de l’art moderne et la ligne de démarcation se situe entre représentation et abstraction _au sein de l’art moderne.
L’art contemporain s’impose dans un monde certes polarisé mais aussi un monde où les illusions entretenues par chacun des grands blocs vacillent : le Maccarthysme, Cuba, le Vietnâm d’un côté ; le mur de Berlin, les répressions de Budapest et Poznan en 1956 de l’autre, contribuent à un rejet des deux blocs durant les années 60 et à l’émergence d’avant-gardes “non alignées”.
Marqueurs de l’art contemporain
Mais qu’est ce qui caractérise l’art contemporain, qu’est ce qui le rend radicalement différent de l’art moderne ? Selon N.Heinich, presque tout, c’est pour cela qu’elle invoque le concept de paradigme ! L’essentiel du livre est donc consacré à identifier ces traits distinctifs. J’en liste ici quelques uns mais bien sûr, le livre en propose une analyse bien plus précise et détaillée.
Marchandisation & spectacularisation
Le marché de l’art a atteint des sommets de spéculation avec l’art contemporain, certains artistes stars se voyant attribué des cotes faramineuses atteintes par des artistes classiques bien après leur mort, et par des artistes modernes après des décennies de carrière. L’oeuvre d’art est devenue un “actif” comme un autre sur lequel on peut spéculer, dans un marché concurrentiel dominé par la rareté, l’exceptionnalité.
“L’expérience des limites
L’individualisation, la recherche de la transgression, qui procèdent à la fois de l’extension des logiques de marché (il faut se distinguer pour être unique) et simultanèment d’une critique de plus en plus radicale du monde capitaliste - il faut aller de plus en plus loin pour choquer et prétendre critiquer le marché et sa capacité infinie de recyclage.
Un exemple récent de ce cercle vicieux a été donné par la tentative d’auto-destruction d’une oeuvre de Banksy lors d’une vente aux enchères chez Sotheby’s, destruction qui a partiellement échoué et ce faisant a donné encore plus de valeur à l’oeuvre. Et la transgression est devenue la marque de fabrique de certains artistes dont la cote atteint des sommets, tels que Gilbert & George, ou Maurizio Cattelan, Wim Delvoye et son Cloaca, Andres Serrano et son Piss Christ.
L’inversion public/privé
L’inversion des rôles du public (institutions, musées) et du privé (collectioneurs, galéristes) : l’art moderne s’est fondé en réaction aux institutions de son temps, académies et salons, à une époque où il eut été impensable d’exposer un artiste vivant dans un musée, il a développé ses propres circuits et notamment fait émerger le rôle des galéristes.
L’art contemporain, et son marché, se trouvent au contraire tirés par la demande des institutions publiques, musées, centres d’art, institutions diverses et variées telles que les FRAC en France, les artistes sont exposés de leur vivant ce qui crée un appel d’air qui entretient la concurrence et la compétition et accroît encore la spéculation, en particulier pour les têtes d’affiches. L’adoubement d’un artiste contemporain par une institution publique est ce qui lui confère de la valeur et artistes et galéristes recherchent désormais cette consécration, qui permet simultanément de faire monter les prix auprès des collectionneurs privés.
Multiplication des matériaux
Les supports classiques (peintures, sculptures) des oeuvres, disparaissent et les artistes contemporains mettent en oeuvre de matériaux de plus en plus divers. De manière plus générale on assiste à l’explosion des formes de l’oeuvre d’art que n’avaient pas vraiment remis en cause les modernes, depuis les ready-mades jusqu’au land art en passant par les performances, l’usage de néons et autres appareillages plus ou moins complexes et difficiles à remplacer, les vidéos, les oeuvres tactiles, sonores, kinesthésiques, participent aussi de cette “institutionalisation”.
Cette multiplication des supports n’est pas sans poser des problèmes assez épineux aux institutions, sur la question du status de l’oeuvre d’une part, similaire à la question de savoir si le bateau de Thésée dont on a remplacé tous les éléments est toujours le bateau de Thésée ; sur la conservation des oeuvres d’autre part, parfois un casse-tête insoluble quand le support magnétique de vidéos se dégrade, ou que des matières organiques comme les graisses ou cires utilisées par Joseph Beuys se décomposent.
Artiste et artisan
L’artiste moderne est encore un artisan, il est l’auteur de ses oeuvres et les produit lui-même, il possède très souvent une technique éprouvée acquise dans un contexte “classique” mais décide de dépasser les canons de l’art académique parce qu’ils ne lui conviennent plus.
Le ready-made supprime ce lien entre l’oeuvre et l’artiste qui n’est plus tenu de fabriquer lui-même ses oeuvres. Des artistes tels que Damien Hirst, Jeff Koons ou Maurizio Catelan conçoivent une oeuvre qui est fabriquée par des assistants voire commandée à des industriels. Yves Klein avec son célèbre International Klein Blue breveté et ses Anthropométries, a été, dans ce domaine comme dans bien d’autres, un précurseur.
Le discours sur l’oeuvre
L’art conceptuel est un courant majeur de l’art contemporain, au point d’en être emblématique. En accordant le primat au concept, au discours réflexif sur l’art et les artistes, il entérine la mutation de l’art d’une expérience sensible, émotionnelle, esthétique, vers une réflexion intellectuelle nourrie par d’autres domaines tels que la philosophie ou les sciences sociales.
En régime contemporain, une oeuvre d’art n’a plus à être belle - comme dans le régime classique - ou à transmettre au spectateur la sensibilité de l’artiste - en régime moderniste, elle doit le faire réfléchir, l’amuser, l’étonner, l’intriguer, le choquer, et surtout permettre à de multiples acteurs - curateurs, commissaires, conservateurs, critiques, étudiants… - de produire un discours sur l’oeuvre et l’artiste, discours qui selon N.Heinich est de plus en plus savant, auto-référentiel, hermétique, et éloigne le grand public de l’art contemporain en “l’enfermant” dans un domaine autonome et auto-entretenu.
D’une certaine manière, ce changement de paradigme parachève ce que P.Bourdieu avait théorisé comme autonomisation du champ artistique dans Les règles de l’art pour le domaine littéraire et Manet, une révolution symbolique dans le domaine de l’art pictural.
Conclusion
Même si l’auteure s’en défend d’emblée et si le ton adopté est neutre et factuel, les réflexions développées dans ce livre ne peuvent pas ne pas prêter le flanc à un procès en “conservatisme” que n’a pas manqué de lui intenter une partie du monde intellectuel et du monde de l’art si j’en crois la préface.
Si la critique est vive c’est peut-être que le constat touche : entre-soi incestueux où les artistes en vue sont aussi commissaires d’exposition, curateurs de rétrospectives, ou auteurs de monographies ; élitisme des institutions et des lieux où se montre l’art contemporain ; radicalité des “propositions artistiques” devenues illisibles par le commun des mortels ; complexité des commentaires frisant parfois l’absurde et le ridicule sont des réalités que la lecture d’un numéro d’Art Press ou la fréquentation d’un FRAC permettent de toucher du doigt.
Derrière les stars de l’art contemporain engagées dans des logiques de marché spéculatives, de nombreux artistes tentent de faire vivre un art plus proche de la vie, sensible, engagé, et de nombreuses institutions s’échinent à diffuser et faire connaître cet art contemporain. J’en veux pour preuve le fait que le petit village périgourdin de mes grand-parents accueille depuis des années des résidences d’artistes et expose leurs oeuvres au coeur de la bastide.
Sans être vraiment amateur ou expert, je suis personnellement touché par nombre d’oeuvres d’artistes qui font partie de ce paradigme : les immenses monochromes bleus de Klein possèdent une qualité hypnotique dont je ne me lasse pas, les épures géométriques de François Morellet m’amusent et me touchent, les photographies de Ernst et Hilla Becher me fascinent…
Dans les années 60, le mouvement situationniste, proche de certaines avant-gardes artistiques comme CoBrA ou Fluxus, voulait “faire rentrer la vie dans l’art” en s’attaquant au vers dans le fruit : le spectacle. La “psychogéographie” ou la “construction de situations” proposaient des sortes de “happenings” ou “performances” sans spectateurs, ou chacun était acteur d’un moment artistique ancré dans la vie. Que la vie manque souvent à cet art contemporain n’est pas moins certain que l’art manque à la vie contemporaine.