Sur "L'étrange défaite"

Posted on August 28, 2022

En juillet 1940, Marc Bloch, historien de renom, juif athée et vétéran de deux guerres, est démobilisé suite à la capitulation signée par le maréchal Pétain. Il écrit L’étrange défaite comme un procès-verbal, une déposition, composée à partir de son expérience concrète de la guerre, de la vie sociale et politique de la France des années 20 et 30, et du travail de l’historien et de l’universitaire. Alors que la guerre d’agression et de conquête revient frapper à la porte de l’Europe, ce témoignage sans concession mérite d’être relu.

Résumé

Le livre se compose de deux parties : la confession d’un soldat et la confession d’un français traitant respectivement de l’analyse proprement militaire de la défaite, et de l’analyse des causes sociales, politiques, économiques de cet effondrement.

Les causes militaires de la défaite

Dans la première partie, Marc Bloch fait appel à son expérience de soldat et d’officier dans les deux guerres. En 1939 il est appelé sous les drapeaux en tant qu’officier d’état-major chargé de la gestion des dépôts et de l’approvisionnement des unités en essence. Ce n’est pas un poste au “front” mais c’est un poste assez stratégique qui lui permet d’interagir avec d’autres parties de l’état-major, le 2ème bureau par exemple qui est chargé du renseignement, ou le 4ème chargé de la stratégie ; mais aussi avec les unités combattantes qu’il doit ravitailler en essence ; et les alliés, belges et britanniques, avec lesquels il est nécessaire de se coordonner.

Pour Marc Bloch, l’armée française à la doctrine forgée dans les tranchées de Verdun, dirigée par des “vieillards”, engoncée dans une bureaucratie tatillone et paperassière, a totalement échoué à prendre la mesure du changement de paradigme que la motorisation, les blindés et l’aviation ont provoqué. Vieillissante dans ses idées et ses structures, complaisante, arrogante, elle s’est trouvée confrontée à un ennemi plus jeune, plus agile, plus mobile, plus agressif et n’a jamais réussi à réagir et en prendre la mesure, là où l’armée “napoléonienne” de 1914 avait su trouver de nouvelles ressources, changer en profondeur, devant les premières défaites de l’offensive allemande.

Il donne de nombreux exemples de cette sénilité tant intellectuelle que structurelle : * l’inaction et l’apathie durant la “drôle de guerre” de septembre 1939 à mai 1940 quand il aurait fallu profiter de la concentration des forces en Pologne pour affaiblir l’armée allemande (sans parler du soutien à l’allié polonais agressé par l’allemagne nazie et la russie soviétique) ; * une fois le combat engagé, l’incapacité du commandement à intégrer la vitesse de l’armée allemande dans ses plans de sorte que chaque ligne de retraite était établie en fonction de tableaux de marche de 1914 et que les unités, une fois le recul accomplie, se retrouvait en fait toujours au front voire même derrière l’ennemi plus mobile ; * le refus du 2ème bureau de “traiter” une source belge de renseignements sur les dépôts de carburants parce qu’elle n’avait pas suivi la procédure prévue.

Les “alliés” anglais en prennent aussi pour leur grade, peu soucieux de venir en aide à une armée française qu’ils méprisaient un peu. Bloch équilibre tout de même les torts, les français se révélant incapables d’organiser la coordination et de mettre en place des structures de liaison efficaces au niveau des unités combattantes, privilégiant systématiquement les voies hiérarchiques lentes et lourdes.

Il hésite un peu à aller au delà de la simple incompétence mais n’oublie pas de noter que des officiers (dans une note de bas de page ajoutée 2 ans après la rédaction du texte, il confesse en avoir sous-estimer le nombre) et soldats ont clairement manqué de courage, voire ont accueilli la reddition avec soulagement. Il note d’ailleurs que ce ne sont pas nécessairement les soldats professionnels, blanchis sous le harnois et rompus à la vie morne et paisible des casernes, qui montrent le plus de courage face à “la mitraille”. L’éthique du travail bien fait et de la solidarité se transporte de la vie civile à la viemilitaire et Bloch ne manque pas de rappeler combien les “jaunes” se comportent lâchement au feu.

Une fois le combat engagé, la mobilité et l’agilité de l’armée allemande, les offensives et bombardements sur de grandes profondeurs, ont agit comme le serpent Qâa sur Mowgli : démoralisée, prisonnière de schémas obsolètes, privée de chefs capables de prendre des initiatives hétérodoxes, l’armée française était vaincu avant même d’avoir tiré la moindre cartouche.

Les causes sociales et politiques de la défaite

L’examen de conscience ne s’arrête pas là et Marc Bloch souligne combien l’armée est le reflet du pays qu’elle est supposée servir et de son époque, dépendante de décisions politiques et du soutien de la population. Or force est de constater que le ver était dans le fruit là aussi.

[..] nos chefs ne sont pas seulement laissés battre. Ils ont estimé très tôt naturel d’être battu.

Encore une fois, la prégnance d’une vision passéiste de la France faite de clochers, de petits bourgs nichés au creux des vallons, de notables, dotée d’un art de vivre et d’un terroir unique, d’un conservatisme bonhomme peu enclin aux décisions hâtives et rétif au changement, une France essentiellement rurale en somme, masqua les changements profonds survenus durant l’entre-deux-guerres et l’essor de l’industrialisation et de la société de masse. Ce fantasme ne correspondait plus à la réalité bien sûr, comme la crise de 1929 et la victoire du Front Populaire le montra, mais il était encore profondément ancré dans l’imaginaire collectif et notamment les classes dirigeantes.

L’auteur passe en revue l’ensemble des acteurs de la vie sociale et il n’en est pas qui trouve grâce à ses yeux:

Conclusion

J’avoue avoir eu un peu de mal à “rentrer” dans le style de Marc Bloch, assez marqué par son époque et fait de multiples incises qui hâchent le flot de la lecture, parfois très lyriques voire un peu grandiloquent. Mais ce texte court est porté par la puissance d’une vision claire et lucide de la catastrophe qui frappa notre pays en 1940. Surtout, il me semble résonner cruellement avec l’actualité la plus brûlante.

Comme le dit Karl Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte:

Tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.

Les années 30 avaient les Ligues, l’Action Française, la Cagoule, le PCF inféodé à l’Internationale Communiste, Maurice Thorez et Jacques Duclos, des dictatures et régimes plus ou moins autoritaires et totalitaires, URSS et l’Allemagne nazie en tête, un pays fracturé entre classe ouvrière, paysans inquiets, bourgeoisie anti-républicaine, et une guerre commencée par l’invasion d’un pays d’Europe de l’est supposé notre allié mais soutenu assez mollement par des dirigeants politiques et un peuple mal préparé à “mourir pour Dantzig”.

Toute ressemblance avec des personnalités et événements récents ne saurait être complètement fortuite, ni vraiment rassurante.