Sur "Énigmes et complots" de Luc Boltanski

Posted on January 31, 2021

Luc Boltanski est un sociologue dont j’ai beaucoup apprécié Le nouvel esprit du capitalisme - co-écrit avec Eve Chiapello - et Enrichissement - co-écrit avec Arnaud Esquerre. Le complotisme est un sujet d’actualité et ils ne sont pas nombreux les livres qui cherchent à comprendre ce que recouvre cette croyance, quelle est son histoire et sa signification contemporaine. Cet article synthètise quelques unes des réflexions qu’il m’a inspiré, en espérant qu’il donne envie de lire l’original bien sûr.

Résumé

Dans son livre, Boltanski part du constat que la même période historique qui va, en gros, du second Empire à la première guerre mondiale, voit :

Le premier chapitre intitulé “RÉALITÉ / contre / réalité” lie ensemble ces phénomènes autour de la question de la définition de la Réalité : à l’effondrement des religions et des traditions comme source ultime d’explication de la réalité répond l’extension de l’État moderne qui, en contrôlant de plus en plus de pans de l’existence des individus - droit, travail, éducation, armée, police… - cherche à combler ce vide et reprendre le monopole de la définition de ce qui est “réel” ou non, ou à tout le moins du discours légitime sur cette réalité, à être le dépositaire du sens de l’existence de la Nation à laquelle il s’identifie. Cette construction de l’État-Nation moderne ne va pas sans provoquer des tensions dans la société et les individus, tensions que les différents phénomènes manifestent chacun à leur manière, soit qu’ils visent à les résorber, soit qu’ils les exacerbent en une critique de la réalité.

Chacun des chapitres suivants enquête donc sur ces phénomènes :

Idées & Analyse

Sherlock Holmes, gardien de l’ordre bourgeois

Le détective privé, parce qu’il n’est pas assujeti aux règles du fonctionnaire et parce qu’il est, au fond, du même monde que l’élite bourgeoise et aristocratique qui l’emploie, peut se permettre d’appliquer des règles morales “supérieures” difficiles à transcrire dans la loi car applicables uniquement aux “être supérieurs” ayant reçu l’éducation nécessaire : honneur, dignité, “noblesse oblige”, rectitude. Ce faisant il rétablit l’ordre menacé par le crime qui, d’une manière ou d’une autre, vise toujours à transgresser cet ordre, voire à le subvertir. Implicitement, le criminel est un anarchiste en puissance dont les activités ne peuvent mener qu’à la révolution.

Il permet de résoudre la tension entre un État égalitaire et libéral, et une société stratifiée, profondément inégalitaire et marquée par l’autoritarisme. L’État lié par des lois et règles démocratiques, ne peut restaurer l’ordre quand celui-ci est menacé par des individus faisant partie de cette élite destinée par sa naissance et son appartenance à la classe dirigeante, à être les garants et tuteurs de cet ordre.

Maigret, fonctionnaire prolétaire

La fonction publique, les organes de l’État, cherchent à s’émanciper dans leurs règles de fonctionnement, promotions, recrutements, de la tutelle politique, de sorte qu’elle (ou il) constitue un champ comme le montre P.Bourdieu dans Sur l’État. Ce faisant, elle induit chez ses membres un dédoublement nécessaire entre la personne publique dépositaire de l’autorité de l’État et la personne privée avec ses affects propres. L’administration est sa propre finalité ce qui peut tendre à produire une perte de sens du travail bureaucratique.

Parce qu’il est à la fois un prolétaire, c’est-à-dire un travailleur qui n’a aucun contrôle sur les conditions matérielles de son existence, intégralement assujeties aux règles de l’administration, et un serviteur de l’État investi d’une fraction de son autorité ; donc parce qu’il est un homme ou une femme ordinaire chargée d’interpréter des situations complexes au moyen de règles nécessairement contradictoires et incomplètes, le fonctionnaire fait souvent preuve de “sadisme” : il ou elle jouit de son pouvoir sur autrui et simultanément de la compassion qu’il éprouve envers ses “administrés”. C’est ainsi que Maigret peut, en tant que policier, envoyer des criminels à l’échafaud, tout en faisant preuve de compassions pour leurs proches.

Libéralisme aristocratique contre conservatisme populaire

“… la tonalité de gauche de Maigret renvoit à une expression particulière de la gauche antilibérale. Celle qu’elle a pris dans le vichisme, attachée à forger un compromis entre étatisme autoritaire, omniprésence de l’administration, idéologie patriarcale, traditionnalisme, célébration du bon sens populaire, xénophobie et nationalisme exacerbé” p. 174

Sherlock et le roman anglais renvoient l’image d’un État de droit, libéral, dominé par une classe ou caste de privilégiés donc d’ordre aristocratique ; quand Simenon et Maigret renvoient celle d’un État bureaucratique et d’une société fragmentée en “milieux” plutôt que stratifiée en classes sociales.

L’essence de l’État, c’est la guerre

Ce que montre le roman d’espionnage c’est d’abord que même dans les apparences de la paix, l’État est toujours en guerre et donc que l’esence de l’état ou sa raison d’être, son effort pour persister dans son être comme le dirait Spinoza, c’est la guerre puisque par nature il rivalise, voire lutte pour son existence, contre d’autres états. On peut se demander si ce n’est pas une vision historiquement datée, produit des états-nations européens impérialistes et colonialistes.

Peuple de droite et peuple de gauche

Dans la critique “révolutionnaire” de droite, nationaliste, des premiers romans d’espionnage comme Les 39 marches le peuple désigne la nation, c’est-à-dire les “natifs”, par opposition aux élites capitalistes corrompues et aux révolutionnaires, tous deux “internationalistes” ou “cosmopolites” alors que dans la critique de gauche, le peuple désigne les prolétaires, les dominés. On assiste dans les années 2000 à une convergence de ces “deux peuples” dans la populisme souverainiste, à la fois social et nationaliste, ou souverainiste.

L’immédiat de l’expérience comme antidote au complot

Le complotisme nait de la médiation de nos pensées et de nos sentiments, du fait que nous nous sentons agis, que nous n’avons pas accès au monde mais à sa représentation dont les multiples possibilités, l’infinie régression des interprétations, des commentaires, des gloses et des opinions nous font vivre dans un labyrinthe de miroirs se réfléchissant à l’infini. Seule la croyance absolue en tel ou tel principe est alors à même de nous empêcher de sombrer, croyance que rien ne pourra ébranler car nous l’avons nous même placée au fondement de notre existence.

Seule la suspension de toute médiation, donc l’expérience directement vécue, l’évidence de la vie réellement vécue2 et non représentée, peut nous faire sortir du labyrinthe en supprimant toute possibilité de délégation ou de réinterprétation. Ce que je ressens, c’est moi qui le ressent.

La paranoïa comme arme sociale

La définition clinique de paranoïa émerge au tournant du XXème siècle des travaux de psychiatres et médecins pour caractériser une forme de comportement, considéré comme pathologique, de remise en question radicale de la réalité. Plus tard, le concept de paranoïa, étendu de la psychologie à la sociologie devient théorie du complot ou complotisme, la croyance en une réalité cachée.

Cette caractérisation en termes psychiatriques n’est que la version moderne d’une critique sociale conservatrice récurrente depuis le XVIIème siècle disqualifiant les “demi-savants”3, les “intellectuels sans emploi”, toutes ces personnes dont le niveau d’éducation et les connaissances ne s’accompagnent pas d’une position sociale digne d’elles et chez qui le ressentiment se transforme en critique radicale de la société, dont Rousseau est le saint patron.

Autrement dit, l’accusation de complotisme est aussi, ou peut-être surtout, un moyen de disaqualifier du jeu politique et social tous ceux qui n’en acceptent pas les règles.

“Il est donc possible que l’essor des théories de la conspiration, témoignant d’une épidémie de paranoïa mondiale, au rang de problème majeur soit surtout le résultat d’un effet de représentation”

Sociologie critique et théorie du complot

Quel est l’objet de la sociologie ? Si ce sont des groupes pré-existants ou pré-identifiés, ou constitués par l’enquête sociologique, ne court on pas le risque de prêter des intentions à ces entités sociales construites et donc de verser dans le complotisme puisque ces groupes étant constitués d’individus, leur “intention” ne peut provenir que de leur collusion ? C’est l’argument développé par Nathalie Heinich dans sa critique de la “sociologie du soupçon”, c’est surtout l’argument développé dès les années 40 par Karl Popper, entre autres, pour attaquer notamment le marxisme, l’hégelianisme et in fine le communisme.

À cette “sociologie collective” s’oppose une “sociologie individualiste” qui pour rendre compte des interactions entre individus et des phénomènes sociaux s’appuie essentiellement sur le concept de marché versant rapidement vers une vision libérale - ou néo-libérale, voire darwiniste - des rapports sociaux.

Dépasser la “Malédiction de Popper”

Comment la sociologie peut-elle échapper à cette critique, produire un travail scientifique c’est-à-dire une certain objectivation des phénomènes ? Une première solution est proposée par l’école bourdieusienne, c’est le concept d’habitus soit “la capacité des agents à s’orienter dans le monde social et à adopter des conduites adaptées aux conditions objectives sans obéir à une règle”4, habitus qui est le produit des conditions de vie concrètes des individus et donc dépendant d’un milieu, des groupes dont l’individu fait partie, et aussi celui des actions et discours des individus. L’habitus permet de dépasser la dichotomie rigide entre déterminisme et individualisme, il laisse de la place à l’initiative individuelle, à l’improvisation, à l’adaptation et à l’innovation, tout en prenant en compte le poids de l’environnement.

Une seconde solution, développée notamment par Bruno Latour mais déjà présente dans les travaux de Gabriel Tarde dans Les lois de l’imitation, est de considérer l’individu comme inséré dans un réseau social dont les multiples interactions et relations produisent des entités collectives, à la manière dont un comportement émerge d’interactions simples dans un système complexe.

Privé et public

La distinction entre le privé et le public est au coeur du libéralisme : c’est en séparant la figure publique, les charges et offices exercées sous le régime de la transparence ; de la figure privée protégée par le droit à la vie privée et les libertés fondamentales, que se crée le citoyen, l’État moderne, les institutions de l’état de droit. Jusqu’au XVIIIème siècle en Europe, il n’y a pas de séparation entre sphères publiques et privées, les individus, des roturiers aux nobles et aux princes sont liés les uns aux autres par des droits et obligations les engageant entièrement, sous le regard de Dieu.

Conclusion

Comme je le disais en introduction, je retire de ce livre une position plus nuancée qu’auparavant sur le complotisme, et surtout sur l’usage qui est fait de ce terme pour disqualifier toute position critique vis-à-vis d’une certaine vision de la réalité, qu’elle soit d’ailleurs majoritaire ou minoritaire, dominante ou dominée.

La question à laquelle il ne répond pas, ou très indirectement, est de savoir comment faire ou refaire société dans un monde où s’affrontent non plus des idées ou des conceptions politiques, mais des réalités et des systèmes de croyances complets ? Comment débattre, discuter, convaincre - ou se laisser convaincre - quand “la réalité est ailleurs”, quand c’est toute le processus de réflexion lui-même qui est remis en cause par des anathèmes croisés ?

Article paru dans Libération du 23 janvier 2021

  1. Ce terme est emprunté à Carlo Ginzburg dans l’article Signes, traces, pistes repris dans le livre Mythes emblèmes traces. Cet article et ce livre mériteraient eux aussi un article en bonne et dûe forme, d’autant plus qu’il est abondamment cité par Boltanski, mais les journées ne font que 24 heures.↩︎

  2. Les situationnistes qui “ne cessent de dévoiler le peu de réalité de la réalité” comme le dit Boltanski porteront à l’incandescence au XXème siècle cette critique de la représentation, cette Société du spectacle.↩︎

  3. Il est savoureux que ce même terme soit utilisé par Pierre Bourdieu à de nombreuses reprises pour disqualifier ces mêmes critiques “conservateurs” proliférant notamment dans les médias.↩︎

  4. Dictionnaire international Bourdieu, p.397, Gisèle Sapiro (dir.), Paris, CNRS, 2020.↩︎