Notes sur "Enquête sur les modes d'existence"

Posted on January 27, 2013

[RES] Le Réseau

Au départ, puisqu’il faut bien commencer quelque part, est le réseau [RES], plutôt que le “domaine”. Un assemblage discontinu et hétérogène à partir duquel des acteurs produisent un domaine qui leur apparaît continu. Le réseau n’est pas fait en droit/religion/science mais en lui circule du droit, de la religion, de la science. Des choses passent et repassent en lui qui adoptent certaines formes d’existence et finissent par délimiter des domaines, abrités par des institutions, mais ce n’est pas le réseau qui délimite le domaine.

[PRE] Prépositions et clés

Le réseau peut décrire, mais pour comprendre les situations il faut une clé d’interprétation : c’est la préposition [PRE]. C’est elle qui donne le ton, qui catégorise (de kata-agorein, du bien parler sur l’agora), qui type les connexions que le réseau permet et transporte. Les prépositions ne produisent pas non plus les domaines, mais elles les engagent, elles “définissent des conditions de véridiction”. La Raison n’est plus seulement réductible à la “connaissance équipée et rectifiée” (i.e. la Science), mais est rationnelle toute compréhension d’une situation qui identifie [RES•PRE]. L’erreur de catégorie est généralement le symptôme d’un croisement de deux prépositions, deux modes.

On obtient ainsi un ‘manuel’ pour la compréhension des situations, des règles: 1. Tout d’abord décrire, c’est à dire parcourir le réseau dans la fidélité au terrain, rendre compte des associations par où ça passe et comment ça passe ; 2. Ensuite confronter cette description à ce que les parties-prenantes pensent et disent d’elles-mêmes dans la situation et identifier les décalages ; 3. Explorer ces décalages, en particulier en tant qu’ils sont le produit d’une histoire ; 4. Proposer de nouvelles “formes d’habitat” visant à réduire ce décalage.

Instaurer les êtres

Le processus d’instauration - substitut au terme chargé de construction - doit permettre de rencontrer les êtres “susceptibles de nous inquiéter”, tous ces êtres qui vont peupler de leur mode d’existence particulier les réseaux. On distinguera l’être-en-tant-qu’être caractérisé par sa substance, ses fondements de l’être-en-tant-qu’autre caractérisé par sa subsistance, toujours en devenir dans l’expérience qu’on en a. En mettant en avant le premier, les modernes on choisi de réduire le monde au seul mode de la connaissance rectifiée [REF], la science et l’objectivité. La modernité procède de l’iconoclasme, une expérience schizophrène où chacun brise les idoles de l’autre au nom du refus de toutes les idoles et en reconstruit de nouvelles (cf. “Vie et mort de l’image”, R.Debray et la médiologie ?). Elle instaure un dieu non fait de main d’homme, non construit au principe de tout, et croit en les croyances des autres. Pour surmonter ces contradictions, elle sépare la théorie de la pratique, se dissimulant à elle-même tout ce qu’elle fait qui ne rentre pas dans le cadre strict de ce qu’elle dit d’elle-même: séparation du sujet et de l’objet, rationalité pure et parfaite. L’instauration c’est selon le mot de William James (fondateur de l’empirisme radical) vouloir “toute l’expérience mais rien moins que l’expérience”.

[DC] Double-clic: L’accès sans médiations

Double-clic [DC] c’est le mauvais génie qui fait disparaître les transformations, qui, une fois les chaînes de références déployées, saute directement d’une extrémité à l’autre en rendant opaque, incongru, l’ensemble du réseau. C’est l’illusion de l’accès aux choses sans médiation.

[REF] La connaissance rectifiée

Le premier, peut-être le plus difficile, des modes d’existence est celui de la référence [REF], la connaissance équipée et rectifiée. Les êtres de la référence sont des constantes maintenues tout au long de transformations, des mobiles immuables. L’exemple de la carte de grande randonnée permet de mieux saisir : c’est par le truchement de la carte, des balises, des multiples documents (discontinus et dissemblants) qui forment le réseau de références que je peux trouver mon chemin. “La carte extrait [du territoire] un certain nombre de traits remarquables” (p.89), elle en rapporte de la connaissance. La science, c’est donc cette activité qui par l’extension de ses chaînes de références produit un sujet connaissant et un objet connu, qui permet l’accès aux lointains. La référence, c’est le repérage de constantes dans le hiatus entre deux formes.

[REP] Reproduction et matérialité

De son côté, le “monde” et les choses, le territoire, à son propre mode d’existence, celui de la reproduction [REP] c’est à dire de la “persistence dans son être”, du conatus (Spinoza). Ce sont des lignées et des lignes de force. Il n’y a pas d’autre transcendance que le hiatus de la reproduction, cette manière qu’on les êtres “matériels” d’exister en se transformant sans cesse, d’être articulés. Mais sans jamais possibilité de reprise, toujours dans le risque de disparaître, sans aucun recul.

[MET] Psychogènes

Quels seraient les êtres correspondant aux sujets, les êtres psychogènes ? L’expérience que l’on en a est celle du saisissement: on est saisi par ces êtres psycho-tropes, ces émotions qui peuvent nous altérer ou nous emporter, nous aliéner. Tous les dispositifs de cure, de soin dits psychologiques, ont affaire avec eux: cure psychanalytique, désenvoûtements, presse du coeur, médicaments… Ils les instaurent. Leur mode de véridiction particulier est donc celui de la bénédiction ou de la malédiction: sortir renforcé, régénérer de la crise ou au contraire déprimé, aliéné. Le moi existe en surfant sur ces forces qui ont le pouvoir de nous emporter ou de nous construire, et leur véridiction particulière est ce qui distingue le bien dire du maudire: s’en servir pour les détourner, s’appuyer dessus ou les laisser nous emporter. En rejetant ces êtres dans les croyances et les superstitions, dans les tréfonds de l’intériorité, les modernes sont en fait aliénés et sans défense face à eux, d’où la prolifération et l’extension du domaine de la psychologie. Aucune institution spécifique ne recueille les “démons” comme dans les cultures primitives.

[TEC] Les êtres de la technique

Les êtres de la technique [TEC] sont multiples et protéiformes, leur parcours passe par des fulgurances, des détours, puis ils se font oublier. [DC] court-circuite ce parcours en liant de manière directe un objet et une fonction : l’objet existe pour remplir une fonction ou c’est parce que le besoin existe que l’objet technique le remplit. Mais les êtres [TEC] ne sont pas les objets qu’ils laissent dans leur sillage, mais des êtres capables de conjurer les métamorphoses [MET] pour arracher de la matière des êtres de la reproduction [REP]. La technique est invention, tour de main, astuce, metis, aussi bien que maintenance, entretien, bricolage, réparation ; elle est l’altération la plus profonde de l’existence ; elle surmonte les obstacles. Sa véridiction est celle de la qualité du geste et de l’assemblage, l’ajustement idoine. Son mode d’être est celui du pliage des autres modes d’existence, pas uniquement de matière, d’un gradient de résistance, d’un débrayage : est technique le geste aussi bien que l’automate. Et le technicien est autant produit que producteur des objets qu’il mobilise dans la technique. “La compétence suit la performance, elle ne la précède pas” (p.234).

[FIC] Créatures & Créateurs

Les êtres de la fiction [FIC], à la fois plissage de matériaux, soutenus par un support matériel qu’ils déforment, et êtres pour l’acte d’appréciation. Une autre forme de débrayage, les créateurs et spectateurs sont à la fois producteurs et produits de leurs oeuvres. La spectacularité, c’est la saisie des êtres d’autres modes comme s’ils étaient l’oeuvre de quelqu’un, c’est l’esthétisation. La science mobilise aussi les êtres de la fiction, mais elle les domestique: ils rapportent ce qu’ils découvrent dans les lointains qu’explore la science [REF]. La science émerge au même moment que la figuration mimétique en art, les deux vont s’appuyer l’un sur l’autre pour faire croire que le monde est extérieur : la métaphore du tableau devient le seul réel possible.

Est-ce que l’on est conteur parce que l’on conte, ou est-ce que l’on conte parce qu’on est conteur ? La question est sans importance, c’est une question de fondement, qui ne mène qu’au fondamentalisme. Ce qui est intéressant c’est que le conteur est fictionnellement en relation avec le conte, que les deux se co-produisent.

Dans “Son dernier coup d’archet”, Conan Doyle “tue” Sherlock Holmes. Il sera obligé de le faire revivre sous la pression de ses fans. La créature a acquis une vie propre, elle exprime son conatus par le mode d’existence [FIC], de même que Conan Doyle est produit par Sherlock Holmes.

[HAB] Mode d’existence de l’essence

L’habitude [HAB] c’est un automate que l’on pourrait toujours reprendre en manuel, le mode d’existence de l’essence. Les êtres de l’habitude sont le produits du voilement des autres modes, de leur oubli temporaire dans l’efficace des gestes et actions que l’on fait sans y penser. Elle se dégrade quand l’oubli devient permanent, quand on commence à y croire, que l’existence se fait continue, sans plus aucun hiatus, sans plus aucune référence aux autres modes [PRE]. Pouvoir en sortir en temps de crise, pouvoir toujours revenir aux modes sous-jacent c’est là que réside le bon usage de l’habitude.

[REL] Atteindre son prochain

Les êtres de la religion [REL] sont ceux qui relient et qui sauvent, qui mettent en relation le prochain. Les êtres de l’amour, donc. Leur rupture est celle des temps nouveaux, de l’annonce et de la révélation soudaine. C’est par eux qu’adviennent les personnes, les personnalités, c’est à dire ceux que l’on reconnaît comme proches.

[POL] Vivre ensemble

Les êtres de la politique [POL] sont les assemblées, les groupes. La politique s’instaure dans le vivre ensemble : c’est la figure du cercle qui entoure, protège, inclut et qu’il faut toujours reprendre, reconstruire, rediscuter. Agir politiquement c’est s’intéresser à un mode de parole - de groupe, de discussion, de conviction - plutôt qu’à son objet, mais sans perdre celui-ci. C’est traduire en représentant un multitude en une unité, puis en ordonnancement, règles, lois, actes de pouvoirs, et recommencer à partir des nouvelles passions, oppositions, critiques de la multitude qu’engendrent les lois. Le politique est en crise dans l’obsession de la transparence, de la gouvernance immanente et incréée, dans l’objectivité, mais les êtres du politique ne passent que par la représentation. Comme on voudrait expliquer le politique à partir de la société, quand c’est la société qu’il faut expliquer, entre autre par le politique. Si on s’arrête de faire du politique, de retracer le cercle, par exemple en figeant les structures de pouvoir, en les naturalisant, alors le politique disparaît.

[DRO] Formes & Archives

Les êtres du droit [DRO] sont les moyens de droit, ce qui fait le passage des faits aux textes de lois, décrets, jurisprudences. C’est le mode d’existence qui archive la succession de ses débrayages, moments de transport d’un fait, d’un texte, vers un autre fait ou texte jusqu’à rendre adéquats un fait et un principe. Les énoncés du droit ne disent “presque rien” sur les faits dont ils ont à traiter, ils sont formels car leur rôle est de transporter et “transformer” ces faits en éléments d’un jugement.

[ORG] Scripter l’économie

L’économie est le produit de 3 décalages:

  1. transformer le chaud en froid, les intérêts passionnés des êtres emplis de désirs en purs calculs rationnels ;
  2. rendre transcendant (la “main invisible” du marché) la manière dont les richesses sont partagées ;
  3. croire en l’organisation transcendante des multiples micro-organisations et désordres.

Les êtres de l’organisation [ORG] sont des scripts, à la fois produits par les actants et les produisant, les organisant. Ce sont tous les projets qui s’entrecroisent, se contrarient, se renforcent. L’illusion c’est de croire en un méta-répartiteur de scripts, une Organisation majuscule, pour unir toutes les petites organisations. Mathématiser l’organisation ne cesse jamais d’être performatif, distributeurs de rôles: le stock-ticker ne mesure pas les prix, il les cadence. Ces mesures sont des valorimètres à la différence des mesures de la science qui sont porteurs d’invariants. Elles permettent les changements d’échelle, le passage à de plus grandes dimensions. Mais l’amalgame est tentant et aisé, qui permet de “naturaliser” l’organisation. Les scripts sont multiformes et opèrent à distance dans le temps et l’espace : les organisations s’incarnent dans des bâtiments, des règles, des monuments qui sont autant de scripts s’imposant à ceux qu’ils enclosent. On est plus ou moins du “bon côté” des scripts : actant, celui qui rédige le script, ou agit celui qui l’exécute. Mais ils sont toujours réversibles…

[ATT] L’intérêt passionné

Les êtres de l’attachement [ATT] sont les désirs et besoins par lesquels nous nous attachons aux objets, aux choses, aux autres êtres. Ce sont les êtres de “l’intérêt passionné” (G. Tarde), créateurs et destructeurs de valeurs : d’un instant l’autre nos désirs fluctuent, telle chose qui était adorée hier sera méprisée demain. Sans eux, il n’y a pas d’économie, pas de marché : “It is not the business of the customers to know what they want” (S. Jobs).

[MOR] Les éthophores

Les êtres de la morale [MOR] sont les scrupules “éthophores”. Ils reprennent les calculs de l’organisation, les scripts pour les passer au crible de l’exploration des liens entrs fins et moyens. Savoir distinguer ce qui est fin de ce qui est moyen, savoir ne pas faire de l’autre un moyen mais une fin (Kant) est l’existence du scrupule. Accepter le méta-répartiteur, c’est suspendre tout scrupule, toute compréhension propre des fins et des moyens, pour s’en remettre à l’extérieur d’une règle d’or : on peut ainsi ignorer l’autre, le “mal” qui lui est fait, au nom d’une règle supérieur (le marché).

Conclusion

Il faut refuser la querelle des fondements, il n’y en a pas et ceux qui en cherchent, qui veulent à toute force d’un point de départ absolu, cherchent à justifier le présent au travers du passé. S’il n’y a pas de fondement, il n’y a que des liens de causalité, des chaînes d’engendrement de faits et de choses, des réseaux complexes par lesquels il faut passer pour exister.